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Rentrons un peu les ongles, mettons la paume à plat : c’est la seule façon d’avoir quelque chance de rejouer à la main chaude.

Regardons, écoutons. J’ai manqué d’attention.

La voici, en culotte et soutien-gorge, qui se hisse sur la pointe des pieds, lève les bras, les étire et à bout de doigt touche la suspension. Elle redescend sur les talons, souffle, recommence. Nul, même sa mère, ne saurait interrompre ce matinal exercice. Si j’ai besoin d’elle, j’entends chaque fois :

— Attends, je finis de cueillir les pommes.

D’ordinaire, suivent les abdominaux : collée au parquet elle fait tourner le ventre, avec une conscience de houri. Suivent aussi les sauts, le trot sur place, l’adossement à la cloison pour envoyer le pied, à bout de jambe, toucher dans l’espace un point théoriquement placé à hauteur de nez. Enfin, renfilant sa robe de chambre elle descend croquer une biscotte et boire un jus de citron, non sans loucher du côté des brioches que les enfants trempent dans leur chocolat :

— Un petit bout ? dit Vonne, tentatrice.

— Non, dit Nicolas, très ferme.

Mariette, voilà dix-huit mois, a commencé par les méthodes qu’une escroquerie publicitaire propose aux dodues anxieuses de maigrir, sans peine, sans privations, sans dépense excessive… comme sans résultat. Elle ne s’est pas découragée. Elle a tout essayé : l’auto-oxydation, les algues, le savon de minceur, les comprimés de fucus crispus, le masseur à boules, le vibreur, les sudisettes — en boléro pour le haut, en pantalon pour le bas — et, finalement, le sauna où elle va se faire cuire, pétrir et, sous le nom de cupping, réduire la face arrière par de bonnes fessées.

Si les grignotements de gâteau chez Mamoune — qu’il s’agit pourtant de ne pas réincarner — en réduisent l’efficace, Mariette a tout de même perdu sept livres ; elle se bat pour la huitième.

Mais plus importante encore est l’intention. De cet effort me sentir la cause, comme de l’effet me sentir le prix, voici qui me déleste, moi, d’un de mes plus lourds griefs.

D’autres restent : il faudra vivre avec. Je sais tout ce qui traîne en moi de préjugés, d’interdits, d’idées toutes faites ; je sais à quel point mon métier me spécialise, me renferme. Comment reprocher à ma femme les contraintes, les séquelles d’un emploi qui la bloque au niveau de la vaisselle, l’infantilise à longueur de jour ? Je ne peux que me demander ce que j’ai fait pour enrayer ce glissement, cette régression d’une bachelière, dont les études sont comme gommées et qui se trouve aujourd’hui presque de plain-pied avec sa femme de ménage. Une tête s’entretient ; Mariette n’a entretenu que ma maison. Si j’en juge à ce qu’elle dit, par moments, il n’y a plus dans cette tête qu’un magma de notions scolaires (rafraîchies par la serinette des leçons), de rêves publicitaires, d’informations tronquées, de clichés, d’émotions entretenues par cette presse, cette radio qui travaillent dans le cœur, comme d’autres dans la tomate. Mais à d’autres moments, ce n’est pas vrai, la jugeote lui revient qui, d’un trait vif, se plante au point sensible, précise comme une épingle. Qui est-elle donc ? Si je lui suis aliéné, elle l’est bien plus que moi : à tout. Est-ce sa faute si sa liberté est une molle religion, une espèce de sainte qu’elle invoque, sans vœux précis, dans l’esclavage tiède dont il lui faut s’accommoder ?

Oui, maintenant, avec plus d’attention, je la regarde, je l’écoute, j’ai l’impression de la découvrir vraiment, je me dis : comme elle est, ma femme, typique de ce monde féminin, pour qui le droit des mâles a cessé d’avoir cours, qui revendique, obtient, mais ne sait quoi faire de ses conquêtes, parce qu’il s’empêtre dans l’héritage de niaiseries, de méfiances, d’ignorances qui vient de si loin, qui offre à tout moment l’occasion de se redorer une chaîne ! Qu’Éric, au déjeuner dominical, parle de la journée continue, qu’il souhaite, voilà Mariette qui devient virulente :

— Et la journée continuelle ! Impayée. Sans congés. Sans retraite. Tu sais ce que c’est ? Demande à Gab.

Bien. Mais qu’il soit question de Simone — envolée vers Paris, point seule, point mariée — et déjà le jugement semble d’une autre :

— Si parce qu’elles s’appartiennent, aujourd’hui, les filles se donnent à n’importe qui, je vois bien ce qu’elles y perdent, je ne vois pas ce qu’elles y gagnent. C’est seulement tout bénéfice pour les garçons.

Datent encore plus ses vues sociales. Le spectacle des inégalités l’irrite : ce qui est trop au-dessus, comme ce qui est trop au-dessous. Il y a une moyenne qui est la nôtre : moyenne qu’elle me prie vivement de dépasser, que je remonte sans cesse depuis dix ans, mais qui est resté moyenne, Mariette emmenant avec elle, comme toutes les petites-bourgeoises, la notion d’équité.

Et je ne parle pas de ses vues politiques. Très chatouilleuse du bulletin, Mariette en ce domaine n’est que contradictions. Elle serait plutôt pour l’Europe, pour l’O.N.U., cette sorte de S.P.A. à l’usage des Hommes. Elle pense que les fusées, quand manquent écoles, hôpitaux et logements, ça pourrait attendre (Vive Valentina, tout de même !). Elle est contre la bombache. Elle ne manque jamais d’accabler Tource, chef de bureau jusque dans ses pantoufles :

— Ah, celui-là, c’est le pouvoir personnel !

Mais voilà le Général, qui passe, qui parle, maître du verbe, père de la nation et, tout de suite fifille, Mariette dit oui.

De plus en plus c’est dans sa spécialité — et là seulement — qu’il faut lui demander de la compétence. Mais il faut reconnaître que sur ce plan elle est devenue imbattable. Sa vie est un recueil d’astuces et de tours de main.

Nettoyant la cheminée, elle mouille les cendres avant de les ramasser.

Elle enfile le fil noir sur linge blanc et vice versa.

Pour changer l’élastique de culotte, avant de tirer le vieux, elle y attache le neuf, du même coup mis en place.

Le crayon bille bloqué, elle le rénove : en le frottant sous sa semelle.

Tous ses torchons ont deux accrochettes : quand le bas est sale, on retourne pour se servir du haut.

À l’amidon, pour qu’un col brille, elle ajoute un soupçon de borax.

Pour réchauffer de la volaille cuite, elle l’enveloppe de papier d’alu, qui empêche de sécher.

Pour délustrer une jupe, elle trempe la pattemouille dans une infusion de marc de café.

Le thermostat peut être en panne, qu’importe ! Le plus banal papier d’écolier — qui reste blanc à four doux, devient jaune à four moyen, brun à four chaud — lui donnera la température.

Elle jette son eau de vaisselle à travers son tamis, pour ne pas boucher le conduit.

Et les restes de veau froid la montrent psychologue ! Nul ne les aime. Ils risquent d’être perdus. Alors elle les coupe en dés, dépose une rondelle de cornichons sur chacun, y plante ces piquoirs de plastique multicolore qui servent à manger les olives, compose un excitant buisson : les enfants vident l’assiette en un rien de temps.

Cette psychologie, bien sûr, elle a ses pannes, auprès des mêmes enfants. Méragosse, Mariette le sera toujours. Intensément. J’ai pu éviter Quiberon aux dernières vacances, mais pour ricocher à Pornichet : ce qui m’a coûté le double. L’empire du jouet, du bonbon, du coton, de la chère faiblesse reste intact.

Il y a pourtant, quand Nicolas, bousculant ses tendresses, s’échappe dans la rue, un flottement chez Mariette. J’ai cru un moment qu’à mon sujet, Mariette avait eu peur. J’en suis moins sûr. Mariette a bien eu peur, mais d’autre chose. Le départ de Simone, abandonnant Mamoune sans sourciller, lui a fichu un coup. La hardiesse des aînées de Gab, lycéennes aux yeux peints, qui déjà s’affranchissent, semble aussi l’avoir frappée. Dernièrement, Louise, une de ses amies, a dû marier très vite sa fille unique, qui n’a pas dix-sept ans. Mariette affectait de rire :