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Dix jours plus tard, le 28 mai — ironie du hasard — tombait la Fête des Mères, que la loi de 1950 a rendue fête légale (celle des Pères ne l’est pas) et qui est depuis longtemps chez les Guimarch la réplique de Noël, fête des enfants. D’ordinaire elle a lieu rue des Lices où Mamoune, mère des mères, se célébrant ainsi, célèbre aussi les autres, après avoir relancé les maris, les enfants et au besoin financé les cadeaux — le sien, notamment et celui de la “grand-mère”. La fleur est abondante, le menu important, les surprises acclamées autant qu’attendues. Le rite veut que les enfants servent et que pour une fois les mères restent assises : ce qui ne va pas sans casse et reste théorique, malgré les minutieuses préparations de Mme Guimarch qui a tout cuit la veille et disposé sur la desserte la vaisselle nécessaire qu’elle surveille du coin de l’œil. L’après-midi on invite d’autres mères, promises aux petits fours et au mousseux de Saumur : Françoise Tource vient toujours, Émilie Danoret souvent, les autres changent.

Je dois dire que ce 28 mai fut curieux. La lourde gentillesse de la tribu ressemble à celle des pivoines : qui s’effeuillent aisément, qui n’ont pas d’épines, mais ploient vite sur leur tige quand le vent les secoue.

Le départ de Simone, partie rejoindre Reine qui depuis son divorce exerce dans je ne sais quel institut de beauté, le très récent “accident” de Mariette incitaient à certaines réflexions.

Elles vinrent après le café, quand nantie de billets pour l’Espion Patte de Velours, la marmaille fut partie sous la houlette d’Ariette, point mère, mais prochaine candidate à l’emploi. Françoise Tource, arrivée dans le même battement de porte, accrocha le grelot :

— Ça va ? demanda-t-elle en se tournant — un peu raide — vers Mariette.

Ni ma femme ni moi n’avions fourni le moindre détail à quiconque. Mamoune elle-même était censée ne rien savoir, mais il allait de soi que tout le monde fût au courant.

— Enfin, reprit Françoise sans chercher de liaison, nous serons bientôt tranquilles. C’est à peu près certain : nous aurons la pilule.

Cette fois elle s’associait : grande audace pour Angers, avant l’avis de Rome qui coiffe celui de Paris. Ma mère souriait. La belle-mère tiquait : elle n’est pas contre, mais les jeunes femmes d’aujourd’hui, vraiment, dans un salon parlent de sujets trop intimes. Le beau-père branlait du chef, sans qu’on pût en déduire une opinion. La Fête des Mères devenait un congrès sur ce que les Anglaises appellent la cinquième liberté. Émilie Danoret, se glissant dans le débat, se montra réticente. Elle avait lu un article, signé par un psychiatre, affirmant que ça donnait de l’anxiété aux femmes, responsables de tout maintenant ; et un autre papier, d’un dermatologue, où il était dit que des Américaines avaient eu des boutons, que d’autres avaient grossi, que le risque d’enlaidir… Gab soudain éclata :

— Mais c’est se foutre du monde ! Vraiment, c’est le problème ! Je suis si mignonne, si fraîche, après une file de couches ! Et puis, n’est-ce pas ? je ne suis jamais anxieuse que vingt-cinq jours sur trente. Moi, je demande : qui trinque ? Et comme c’est moi, vivement que je sois responsable de tout !

Émilie Danoret changea de cap :

— Pour les femmes, je ne dis pas, c’est à chacune de voir. Mais pour les jeunes filles, avouez que c’est excellent qu’elles aient un peu la frousse.

— Je n’en suis pas si sûre ! dit ma mère, posément.

Elle détourna les yeux, se souvenant peut-être que Gabrielle ne l’avait pas eue, la frousse ; et pour la même raison, sans doute, personne n’osa remarquer qu’il y avait des chances pour que diminue la fréquence du bâtard, comme du mariage forcé. Les considérations dérivèrent. Je songeais : faire l’amour dans la seconde du désir, dans son élan, le faire pour le faire, seulement, sans cuisine, sans précautions viles comme des soins, au sein d’une sécurité si simple, si peu voyante qu’on ne s’en doutera même pas… Ça change tout dans le mariage, c’est la fin d’un long empoisonnement. Les mères parlaient maintenant des Assurances sociales, qui ne rembourseraient pas la chose, des Allocations, en passe d’être augmentées :

— Ceci paiera cela, bougonna Émilie.

— C’est un peu tard pour nous, dit Mariette. Les jeunes ménages ont de la chance.

— À propos, fit aussitôt Mme Guimarch, sautant sur l’occasion de sortir du sujet, connaissez-vous mon futur gendre ?

De Gontran Rabault, le fiancé (trente-neuf ans) agent commercial (ne disons pas : représentant) chez Desplat Frères, fut entamé le los ; et dit que ce jeune homme (voir plus haut : à ce compte-là, je pourrais l’être), gentil et tout, bon connaisseur en laines, forcément, se proposait déjà d’agrandir la succursale (dot sérieuse : Ariette a trente-deux ans). Mariette, dans un fauteuil voisin, somnolait. Moi aussi sur le mien. Il faisait gris dehors. Comme il arrive parfois quand on s’éloigne ainsi et que l’on considère, d’un œil qui cille, sa place parmi les autres, je m’étonnais d’être là. Il faisait gris dedans. Je ne me sentais ni morne ni joyeux, ni content ni insatisfait, mais comment dire ? Je me sentais à ma place. Absorbé, mais accordé. Regrettant à peine de l’être, le trouvant mérité, fatigué d’un vieux refus, sauvé de je ne sais quoi. J’étais bien, enfoncé dans la paix des murmures et de la digestion. Je m’endormis. Je dus même dormir longtemps. Je me réveillai parmi les rires. La horde était revenue. Les petits parlaient du fameux chat. Les grandes, aux mini-jupes relevées sur leurs Mitoufles, étaient couchées par terre autour de l’électrophone d’où fusait de l’Adamo. Loulou était assis sur un bras de mon fauteuil, Yane sur l’autre. C’étaient eux qui riaient, penchés sur moi, et me soufflaient au nez une haleine tiède sentant la grenadine. Jetant sur eux la griffe en même temps je les culbutai sur mon gilet.

— Tu ronflais ! dit ma mère, glissant de mon côté.

Devant moi, Ariette et Gontran, entre-temps survenu, se laissaient congratuler. Mariette me regardait, paupières à demi baissées, en écoutant Mamoune qui disait :

— C’est bien le 26 juin qu’on les marie, juste avant de partir en vacances.

4

Une fois de plus l’institution triomphe. Madame Toussaint Guimarch et Madame Julien Rabault recevront le vingt-six juin, de 16 à 20 heures, dans les salons de l’Hôtel du Roi René, à l’occasion du mariage de leurs enfants. Le carton a remué du monde. Ariette et Gontran, après avoir eu droit au laïus d’un adjoint, centré sur les vertus du négoce local, puis aux tapis de saint Maurice, au suisse tapant de la hallebarde, à l’excitation des vitraux si traversés de soleil qu’un chatoiement de couleurs illuminait les dalles, Ariette et Gontran alignés avec les parents à l’entrée des salons, ont serré des mains, des mains. On serre des mains dans les mariages comme dans les enterrements, à peu près au même rythme et ce sont celles des mêmes gens, pliant poliment le dos de la même façon. Il y a aussi des fleurs, les mêmes fleurs, mais disposées en long au lieu de l’être en rond. C’est bien la fin d’une vie, d’ailleurs : d’une certaine vie. Dans la presse, de temps en temps, je les ai aperçus qui plongeaient. Lui est assez nabot et déjà dégarni. Ariette, elle, n’est plus ni bien ni mal : c’est l’avantage des filles laides, quand elles se marient tard, d’avoir à ce moment-là presque effacé le coup, de ressembler à ce que sont devenues les autres, flétries, éreintées par leurs charges. Dans dix ans, on pourra croire qu’Ariette a été belle ; et sans avoir à se regretter elle vivra sereinement la seconde moitié de sa vie.