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Je jette un coup d’œil à ma montre-bracelet : il est sept heures et demie. Politesse rendue, amis et relations commencent à se défiler. Il ne reste plus guère que la famille — ce qui fait encore du monde — et l’apparat s’en ressent. Les cravates se desserrent. L’organdi se chiffonne sur les menues épaules de mes nièces et de mes filles qui, toutes cinq en long et toutes cinq en rose, ont été ce matin l’élément de choc pour l’œil. Rien à dire : cette angélique cohorte, Mamoune en a rêvé, choisi, payé les vaporeux. Tout est d’elle : le tri des invités, la composition du buffet, le pantalon rayé des hommes et jusqu’aux nœuds de gaze blanche aux antennes des voitures. Il fait horriblement chaud. Le beau-père a le gilet ouvert. Il a beaucoup bu, il déborde :

— À quand votre tour ? jette-t-il à Gilles, qui passe.

— Merci fait Gilles. Plus je vois mes amis, plus le mariage me fiche la panique.

— Pardi ! fait mon Toussaint, on le sait : la société serait idéale si toutes les femmes étaient mariées et tous les hommes célibataires.

Dieu sait par quel hasard la boutade de Saltus a pu se frayer un chemin jusqu’à lui ! C’est le genre de citations qu’il affectionne, cet archi-marié. Au même instant sa digne épouse surgit de la cohue, lui enlève fermement le verre des mains :

— Ça suffira comme ça, dit-elle.

Elle rayonne. Toutes les femmes rayonnent : Mariette, Gabrielle, les cousines. Et même Reine, si bien retombée sur ses pieds, dit-on, ruisselante de diamants (rien de plus clair que ces rivières ; rien de plus trouble que leurs sources). Et même Simone, redescendue pour l’occasion : celle-là en serait revenue, de Paris et d’autre chose, que ça ne m’étonnerait pas. Certes, elle ne fera pas la mariée des songes de nos grands-mères : blanche comme la fleur d’oranger et, neuf mois plus tard, ronde comme l’orange. Mais sa jupe courte pourrait bien finir par mettre sous cloche le plus important des copains. N’avouait-elle pas hier au dîner, dans l’oreille de Tio :

— Comme Ariette, non, très peu pour moi ! Mais comme Delphine, vous savez, cette fille de la Doutre, qui a épousé un metteur en scène, alors, ça…

Le petit commerce de dames, on sait ce que c’est : il se pratique aussi dans le légitime. C’est une autre conception que Reine a illustrée et qui s’oppose à celle de Mariette. Mais c’en est une : qui parfois convertit ses élues, les maintient au service d’un lit sérieux, longuement parallèle au plancher, parallèle au plafond et bouclé dans sa housse. Vienne l’enfant et tout redevient normal. Après tout… Sommes-nous si frais, si blancs, nous, qui depuis le début travaillons dans le genre ?

Mais j’entends de beaux éclats de voix. C’est encore le beau-père qui, souriant sur trois orbes de bajoues, tient Gontran par l’épaule et, un papier dans l’autre main, s’apprête à déclamer :

— Les commandements, dit Gab à côté de moi. Voilà vingt ans qu’il les ressert.

Je sais, j’y ai eu droit. Toute la finesse Guimarch s’y met en joie. J’écoute consterné :

Une seule femme tu adoreras Jusqu’aux noces de diamant. Pour nulle autre tu n’auras De sens ni de sentiments. De soies, de visons, de carats Tu vêtiras son dénuement.

Gilles souffle dans mon dos : “Quand ils s’y mettent, ils sont tout de même très cons.” Mais le Toussaint continue :

Ses père et mère honoreras Même s’ils doivent vivre longuement. À ses enfants tu donneras Le pain, le toit, le rudiment. Ta vie tu l’assureras Et la gagneras largement.

Si j’ai encore des collègues là-dedans, ils ne manqueront pas demain de ricaner : “Quand la champagne a donné, ça ne rate jamais, le boutiquier reparaît, le mariage devient noce.” Dans le brouhaha, quelques commandements se perdent. Le beau-père tonne les deux derniers :

Ton salaire tu rapporteras À l’épouse intégralement. Enfin tu la coucheras Aussi sur ton testament.

De l’air, s’il vous plaît ! À gauche il y a deux petits salons annexes. Dérivons, ça vaut mieux, j’ai l’oreille et l’œil trop agressifs. Ils sont cons, ils sont bons, ils sont inoffensifs, je le sais depuis longtemps. Sous ma petite hargne, il ne faut pas être malin pour deviner ce qui se cache.

J’ai bien fait. Je tombe sur Tio, Éric et une vieille dame, jamais rencontrée chez les beaux-parents. Le colonel me dira plus tard que c’est une tante du marié. Mon arrivée ne les interrompt pas. Assis sur une banquette ils continuent à parler à mi-voix et ce que j’entends me plonge dans un tout autre climat. La vieille dame murmure :

— On a toujours l’air un peu bête quand on le dit, mais le bonheur, ça existe, je sais ce dont je parle, j’ai connu.

Le ton permet de supporter la phrase. Elle ajoute, du reste :

— Parmi des tas d’ennuis, bien sûr.

Tio a l’air pénétré.

— Le seul grave en ce cas, dit-il, c’est qu’on meurt.

— Vous croyez ?

Le regard de cette femme est étonnant. Elle gêne. Elle semble tellement cristal qu’on se sent soudain charbon. Elle s’explique, tranquille :

— Ce qui n’aurait pas de fin n’aurait pas de prix. Ici du moins. Après…

Elle hésite, puis reprend :

— Après, tant pis ! Je fais confiance à Dieu. Il ne vole pas les hommes, il ne peut pas leur reprendre ce qu’il leur a donné. Mais je me sentirais veuve, c’est sûr, si Dieu n’existait pas.

Éric sourit, assez bêtement. Tio est grave. Un instant l’hostilité me gagne, comme toujours lorsque je rencontre cette sorte d’abandon au miracle. Puis la gourmandise vient : cette femme a de la chance. Nous, pour qui Dieu est mort, nous mourons beaucoup plus ; nous perdons vraiment femmes et enfants, pour qui nous sommes à jamais perdus. C’est une idée qui leur donne du prix, une idée que je n’avais guère creusée. Est-ce pourquoi, trouvant l’amour tronqué, nous osons moins y croire ? La vieille dame se soulève et s’en va. Tio la suit. Éric reste et bougonne :

— Elle est gaie, celle-là, pour un mariage !

Je ne le suis pas plus. Je pense : qu’avait-il fait, le mari, pour laisser une telle veuve ? Je retourne lentement au buffet dont les enfants pillent systématiquement les dernières tartelettes.

Huit heures et demie. Avec le retard habituel, c’est la dislocation. Les deux familles se scindent en sous-familles qui se rassemblent chacune dans la case mobile : l’auto, pour rejoindre la case immobile : la maison. La Mémercédès a été la première à partir : pour conduire les mariés à la gare, pour permettre à Mamoune d’accompagner Ariette jusqu’au quai, jusqu’au wagon, jusqu’au compartiment, jusqu’à sa place réservée dans le coin droit, côté glace, face à l’avant. Brusquement elle rayonnait moins, la belle-mère : c’est fini, elle a encore une fille à marier, mais elle n’a plus personne rue des Lices. Comme Gab, comme Mariette, avec une belle conviction, vingt fois, je l’ai entendue dire : Un jour enfin, quand nous serons seuls, nous pourrons nous reposer… Voici son repos, plus dur que sa fatigue. La grande déréliction commence où, malgré un bel acharnement d’aïeule, le beau-père, plus proche et comblé de tisanes, occupera plus d’espace.