— Zut ! J’ai oublié les serviettes. Où sont-elles ?
— Dans la commode de la salle à manger, sous l’Affreux.
L’Affreux, c’est mon bisaïeul, un héros de Reichshoffen, portraituré après la bataille, donc après le coup de sabre qui lui trancha le nez. Mariette n’a fait qu’un bond. Je l’entends fourgonner dans les tiroirs, de l’autre côté de la cloison. Pour les refermer, elle tape dessus, sacrilège, ignorant qu’il faut, d’un léger tour de main, solliciter les glissières. Enfin, elle revient avec deux serviettes dépareillées, m’en tend une :
— Eh bien, mon chou ! dit-elle, fondante, en me voyant tout chose.
Le “chou” pomme, il est vrai. Mais il n’avouera pas son ridicule. La serviette que voici, élimée, reprisée, historique, est brodée dans le coin d’un merveilleux A B au point de croix. Justement c’est la femme de l’Affreux, une certaine Amélie Boutavant, née sous Louis-Philippe, qui l’apporta dans son trousseau. Enfant, j’ai toujours considéré comme miennes ces initiales qui avaient le bon esprit d’être aussi les deux premières lettres de l’alphabet. De niaiseries du même genre — qui partout font partie du folklore familial — les Guimarch sont farauds. Elles alimentent chez eux les petits boyaux de la rigolade. Nous, nous sommes plus constipés. Mais qu’y a-t-il ? Mariette est debout. Le téléphone sonne :
— Ce doit être pour toi.
Nous éclatons de rire, car nous l’avons, en souhaitant le contraire, proclamé en même temps. Nous voici dans le couloir où est accroché le poste. Mariette, d’autorité, saisit l’appareil :
— Ah, c’est vous, ma mère.
Petite pause. Mme Bretaudeau douairière a dû poser une question. Mme Bretaudeau junior repart, cette fois avec enthousiasme :
— Oui, merci, excellent voyage ! La Corse, c’est encore mieux que ce qu’on en dit.
Les calanques de Piana, l’Incudine et le mont Cinto vont-ils encore une fois resurgir, corser l’épithalame ? Dieu merci, ma mère, pas plus que moi, n’est portée sur la mandoline. Grésillent quelques mots. Coupée dans son élan, Mariette souffle :
— Bien, ma mère, je vous passe Abel. Il voulait justement aller vous voir.
Elle me passe le récepteur, mais garde un écouteur. Au bout du fil, il y a cette voix, si différente de celle de ma femme, cette voix calme, inusable, dont l’accent vieil-angevin amortit les syllabes. Oui, dame ! J’ai envie de vous embrasser, mes enfants. Mais non, non, à peine rentrés, vous avez certainement trop à faire pour monter à la Rousselle. Tante doit justement descendre dans l’après-midi pour une livraison et ta mère pour faire voir sa cheville à la clinique Saint-Louis. Dix fois rien, mon petit, une enflure, mais qu’il ne faut pas laisser tourner à la podagre. Nous passerons tard. Et nous remonterons très vite, avant le dîner. À tout à l’heure.
C’est tout. La ligne est libre. Je n’ai même pas eu le temps de placer un mot. Si je ne connaissais pas ma mère, si je ne savais pas qu’à son avis “fusion se passe d’effusion”, qu’elle a horreur de monter ses sentiments en épingle, je trouverais cette économie sévère. Pourtant elle m’enchante. Ma mère, votre pudeur vous hausse. De vous à moi prévaut l’intensité discrète. Et si de la bouche et des mains, envers celle-ci que vous n’avez pas faite, je me montre prodigue, cela vraiment ne vous enlève rien. Elle a repris l’appareil, votre bru. Mise en appétit, elle appelle, de notre 60.87 son 42.95, pour un jumelage qui sera sûrement suivi d’innombrables autres. Elle pose sur l’ébonite un mimi sonore, elle dit : C’est moi, Mamoune, tu as entendu ! Je te faisais la bise. Rien de neuf, non, nous venons seulement de recevoir un coup de fil de la belle-mère… Ah, non, maman, la belle-mère, ce n’est pas vous ; c’est la dame à qui l’on parle. À qui l’on parle si longuement que mon thé sifflé, mes chaussures lacées, mon pardessus boutonné, Mariette n’aura pas cessé de lui débiter des mignardises.
— Il est neuf heures, chérie.
L’appareil avance vers moi, m’entoure de fil et de tendresse. Va, chéri, va… Non, Mamoune, cette fois c’est Abel que j’embrasse. Il file au Palais. Ne raccroche pas. J’ai encore un tas de choses à te dire. Et d’abord quand te voit-on ?
Quand ? Mais tout de suite. Lorsque je reviendrai, à midi, ce sera chose faite. Mariette dira d’abord :
— Gilles m’a envoyé vingt roses.
Puis, aussitôt, mélangeant ceci à cela :
— Maman est passée en courant, pour voir. Elle revenait de chez Gab… Il est merveilleux Gilles. Il n’y a que lui à y avoir pensé.
En courant, en revenant de chez Gab. Nous sommes déjà dans le circuit. Mme Guimarch revient toujours de chez quelqu’un et passe chez vous, par hasard, dire un petit bonjour. Mme Guimarch tient son affaire et tient la ville en même temps.
— Tu as eu de la chance. Sans elle je ratais la béchamel, reprend Mariette.
Comprendre : Mme Guimarch a fait la béchamel (au poivre blanc : signe de compétence) qui accompagne les moules. Son bachot en poche, avec son mouchoir par-dessus, Mariette s’était vaguement inscrite aux cours de C.C.C.P. (sigle tout ce qu’il y a de plus français, du cours de Coupe-Couture-Cuisine-Puériculture). Elle l’a vite séché, comme tant de filles à maman, anxieuses de convoler, mais incapables de croire que, femmes dans un ménage, elles seront pratiquement des femmes de ménage. Éblouie par des ongles de princesse, Mme Guimarch, qui glorieusement touche à tout (et qu’une bonne délivre de la plonge), entend non moins glorieusement que ses filles ne touchent à rien. J’imagine qu’elle s’est, in extremis, inquiétée du résultat. Merci. Le plat du jour est, grâce à elle, très comestible. Au surplus, pour assurer qu’il n’y a pas trop de sel dans les salsifis, je ne saurais en reprendre : je n’ai pas le temps : je plaide à l’ouverture. Je repars.
Poussant mon Aronde, grillant le feu du boulevard du Roi René, je rentrerai malgré tout assez tard. Peu fier, car mon client a écopé du maximum. Mais curieux de voir enfin réunies ma mère, ma tante, ma femme, ou pour mieux dire, dans l’ordre, comme au tiercé, ma mère, ma femme, ma tante, ou pour mieux dire encore sans chercher de classement, le féminin de ma vie, ma douceur en trois robes.
J’ai ma clef, j’ouvre, mais une fois dans le salon je vois du premier coup qu’il m’en faudrait une autre pour ouvrir ces visages fermés. Les sentiments ne sont pas triangulaires. Ceux que nous aimons ne s’entr’aiment pas forcément. Il n’y a de souriantes que les roses de Gilles, dans un vase. Mme Bretaudeau, polie, reçoit Mme Bretaudeau. Et voilà que moi-même, effrayé, je me guinde et j’en remets :
— Tu n’as rien offert à maman ?
— Tu penses bien que si ! fait aussitôt ma mère, assise, mais non adossée, vraie Notre-Dame en noir, comme toujours austère et bienveillante.
— Mais tu sais que nous ne prenons jamais rien entre les repas, dit la tante, son exacte réplique (je ne l’appelais pas pour rien, enfant, tante Pareille).
— Et puis franchement, reprend ma mère, le porto que je t’ai laissé ne vaut rien.
L’œil gris, sous les cheveux gris, s’éclaire de malice. Ouf ! On se moque de moi. J’aime mieux ça. J’approche, je me penche, je suis baisé sur une joue, je suis baisé sur l’autre, sans plus. Mariette au milieu vient apposer son sceau. Puis je m’assieds, l’attirant sur mes genoux pour la déraidir. Ma mère enchaîne :