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— Les oreilles ont dû te corner : nous parlons de toi depuis une heure. Je ne sais pas si nous avons intéressé Mariette, car nous avons surtout parlé d’un petit garçon…

— De toute façon, continue la tante, ce n’était pas une blague à faire à une jeune femme que de lui amener deux marâtres d’un coup !

Mariette sourit, mais ne se détend guère. Cette gentillesse ne la bouscule pas. Je vois Mme Guimarch en semblable occasion. Je la vois d’autant mieux qu’elle m’a raconté elle-même comment elle accueillit Gabrielle arrivant — toute ronde — de Cahors : La confusion même, cette petite ! Pas d’yeux pour oser nous regarder. Alors je lui ai dit : voyons, Gab, ne faites pas la gourde, je suis la grand-mère de ce que vous avez là… Directs, les Guimarch. Massifs et par là même attirant vite les gens dans leur orbite. Pour une fille de leur clan, notre réserve doit sembler languissante. Problème à méditer. Mais déjà le pansement, qui gonfle le bas de ma mère, m’inquiète davantage :

— À propos, qu’est-ce qu’ils vous ont fait, à Saint-Louis ?

— Ils m’ont retiré une épine.

— Une épine de ton acacia, précise la tante. Elle avait au moins deux centimètres. Ta mère a marché sur une branche tombée dans l’herbe.

Et soudain nous quittons la ville. J’avais raison, je t’ai toujours interdit d’y monter, tu y montais quand même. Oui, pour cueillir ces grappes de fleurs blanches, dont nous faisions des beignets. Tranquillise-toi, je ne vais pas le faire couper pour si peu. Ça me navre bien assez de voir mourir le cornouiller. Il ne s’est pas remis de la foudre. Nous sommes à la Roussette, la maison de vacances, la capitale. Mariette bat des cils. Pour elle au contraire la rue des Lices est le centre du monde ; la bicoque de Montjean n’est qu’un poste de pêche, une cabine où se mettre en maillot pour piquer dans la Loire. Quel intérêt ont ces histoires de dahlias, de prunes et de lapins ? On passe en revue tous les voisins. C’est un cancer qu’a la mère Jeanne. Tu sais que nous avons changé de facteur. On arrive forcément à Gustave, le chef-jardinier, un vrai saint Fiacre, qui bêche, bine, serfouit, taille, butte, pique et empote comme on ne le fait plus. Hélas ! il atteint l’âge de la retraite et nous ne trouvons personne pour le remplacer. Quant au commis…

— Mais nous rasons Mariette avec nos histoires, s’exclame soudain la tante.

Ça oui ! Bien qu’elle proteste. Elle est en train de subir ce que j’ai hier soir subi chez elle : cette sorte d’estrapade, qui vous précipite de votre famille dans celle d’autrui. Ma main glisse le long d’un bras nu. Je suis là, chérie, dit la main. C’est seulement le petit garçon qui était parti faire un tour. Pour tout avouer, je me sens aussi dépaysé. Il y a un mois, je vivais encore avec ma mère. Ces choses m’étaient quotidiennes. Elles me restent familières. Mais ce sont déjà des souvenirs. Elles le sentent bien, ces vieilles dames, qui se lèvent, qui remettent leurs manteaux. Pourquoi maman jetterait-elle, sur le salon Arts-Déco, ce lent regard circulaire ? Pourquoi dirait-elle, s’interdisant tout soupir :

— Vous allez changer tout cela, j’imagine ?

Du geste évasif de Mariette, elle ne saurait être dupe.

— Mais si, mais si, reprend-elle, c’est trop vieux pour vous. Les rideaux, pensez, ils datent de mon mariage.

Parce que le nôtre l’efface, parce qu’elle y consent, ma femme ! tu peux enfin jeter à ma mère ce regard qui n’est plus d’une bru, mais d’une fille.

Et parce que nous avons eu peur, chacun, de l’apport de l’autre, de cette dot obscure d’habitudes, de secrets, ce soir après le dîner — potage Royco, œufs brouillés, poire — nous serons parfaits sous la lampe.

Déroulant ton mètre pour m’en ajuster un bout sous l’aisselle, tu as pris mes mesures avec précision ; puis tu as sollicité mon avis sur ce chandail-ci, que j’aimais assez, et sur ce chandail-là que tu trouvais mode et que tu as dès lors entrepris. Le chien marque ses voies en levant la patte. L’oiseau chante pour dire : ceci est mon territoire. La femme tricote pour afficher son homme. Après un long calcul de points et de diminutions, rêveuse et te grattant la tête du bout d’une aiguille de plastique bleu, tu as dit :

— Je ne suis pas au bout de mes peines.

En effet. Mais si tu n’as jamais que celles-là, l’ennui même ne saurait t’en lasser. Moi, tu vois, sautant de notre lune de miel à la lune de fiel d’autrui, j’examine le cas Sérol. J’ai pu joindre Agnès, cet après-midi. C’est simple. Sommation faite, si son mari n’a pas dans les délais réintégré le domicile conjugal, c’est le de piano, c’est du gâteau. Mais au diable ce juriste pour qui tout divorce est rentable ! De celui-ci l’analyse montre que rien ne l’annonçait. Pas d’histoires de gros sous, pas d’échec sexuel, nulle pression des familles, ni amant ni maîtresse, aucun antagonisme de croyances ou d’idées. Comme nous, exactement. Tes habitudes, tes goûts, tes parents, tes amis, j’en ai marre ! dit seulement la lettre de rupture. Sérol est parti, il a légalement tort. Mais je la connais un peu, Agnès. Invivable ! Il n’y en a jamais eu que pour elle. Tu verras, me disait le patron, quand j’étais stagiaire, cinq fois sur dix, les grands départs obéissent à une cascade de petits motifs. Deux qui s’adoptent, il faut encore qu’ils s’adaptent, qu’ils réduisent leurs différences. Mais pour beaucoup, c’est à prendre ou à laisser. Nous vivons de ceux qui laissent…

— Abel, dit Mariette sans lever le nez, tu vas me trouver idiote. Ta mère m’intimide…

Tête basse, elle ne cesse de tricoter. Une mèche glisse entre ses seins.

— Il y a même des moments où elle me glace, où je me demande si elle est vivante. Elle est trop bien. Les gens sans défauts, ça me décourage. Ma mère, au moins, ce n’est pas une apparition.

Nulle hostilité dans la voix. Un peu d’effroi : à la pensée que son mari, comme tant d’hommes qui admirent leur mère, pourrait rêver d’une femme conforme à ce modèle. Disons franchement, nous aussi :

— Surtout, n’essaie de ressembler ni à l’une ni à l’autre. Tu me suffis !

J’aimerais que mes craintes fussent aussi vaines que les siennes. Elle me sourit. Si je ne le savais déjà, le coup d’œil qu’elle vient de lancer au petit cadre posé sur mon bureau — et où ma mère sourit aussi — m’apprendrait ce qu’elle reproche à celle qui lui a cédé sa maison, son garçon. Le sang me monte aux joues. Pour injuste qu’elle soit, ta jalousie me tient chaud. Toi et moi, c’est du banal, puisque c’est du mariage. Mais j’aimerais réussir cette banalité. Si c’est une aventure, nous verrons dans dix ans. Pour l’heure tu es belle et rien n’est plus facile. Chérie ! J’aime ma mère. Toi aussi. Quand elle tricote pour nous, une femme où l’on entre commence à triompher de celle dont on sort.

1954

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Une chose m’a toujours épaté : le goût des gens pour la péripétie. Dans les affaires de sentiment, chez les mariés, chez les amants, rien ne compte que le mouvement. Film, littérature, théâtre n’utilisent que deux situations :

Primo, l’entrée. Les prémices de la reproduction. Savoir si, comment, pourquoi un garçon et une fille (jadis par définition pucelle ; aujourd’hui par extension toute fille pubère et fraîchement vaccinée) pourront, malgré cent obstacles, réussir à faire un couple, à vivre heureux en ayant beaucoup d’enfants (variante moderne : à vivre heureux, bien que décidés à ne pas avoir beaucoup d’enfants).