Ses semblables vivaient dans d’autres êtres depuis tant de générations que le problème de l’établissement des relations avait été oublié depuis longtemps, un peu comme les humains ne s’étonnent plus de pouvoir faire du feu. Actuellement, les enfants de l’autre race grandissaient en sachant très bien qu’ils trouveraient un compagnon de l’espèce du Chasseur avant d’entrer dans l’adolescence. Le Chasseur fit donc fausse route en analysant les réactions d’une personne non habituée à ces pratiques.
Il attribua l’inquiétude de Bob aux méthodes qu’il avait employées, alors que la seule raison était sa présence. En conséquence, il se lança dans la dernière chose à faire. Il attendit que son hôte se fût un peu remis du choc de sa première tentative, et rapidement essaya sa chance de nouveau. Cette fois-ci, il s’attaqua aux cordes vocales de Bob. Leur structure était semblable à celle qu’il avait déjà eu l’occasion de connaître, et le Chasseur se mit à altérer mécaniquement leur tension comme il l’avait fait pour les muscles. Il n’espérait évidemment pas parvenir à former des mots, ce qui aurait impliqué le contrôle du diaphragme, de la langue, des mâchoires et des lèvres en même temps que des cordes vocales. Cependant, en appliquant son effort au moment où son hôte exhalait de l’air, il pouvait certainement produire des sons à sa volonté. Ne pouvant contrôler le débit sonore que de temps à autre, il ne fallait pas songer à former ainsi un message compréhensible. Mais il tenait, par là même, à prouver que les troubles vocaux n’étaient pas fortuits et résultaient d’une volonté arrêtée.
Il pouvait se servir d’éclats de voix pour représenter des nombres et réussir ainsi à former des séries : un, deux, assez espacés puis un, deux, plus rapprochés et ainsi de suite. En entendant cela, personne ne songerait à croire que ces bruits pouvaient avoir une origine naturelle. À présent, le jeune garçon était calme et absorbé par sa lecture. On n’entendait que sa respiration régulière.
Le Chasseur réussit au-delà de ce qu’aurait pu espérer tout être humain mis au courant d’un tel projet. Bob achevait justement de bâiller lorsque l’intervention du Chasseur se produisit. Le jeune garçon ne contrôlait naturellement pas sa respiration. Le Chasseur, très occupé à préparer une émission de quatre cris rauques, venait d’en réaliser deux lorsque le garçon reprît sa respiration. Une expression de terreur extrême se peignit alors sur son visage. Il essaya de contrôler sa respiration en exhalant doucement. Mais le Chasseur, totalement absorbé par son travail, poursuivit ses opérations sans se demander pourquoi le jeune garçon avait modifié son débit respiratoire. Au bout de quelques secondes seulement, le Chasseur s’aperçut que son hôte était encore plus troublé qu’auparavant.
Reconnaissant une fois de plus son échec, le Chasseur ne poursuivit pas plus loin la réalisation de son plan, sachant très bien que dans l’état de panique intense où se trouvait son hôte celui-ci échappait à tout contrôle. Sans chercher à comprendre la raison de son échec, il se lança aussitôt dans un autre essai pour entrer en communication. Cette troisième méthode consistait à couper la lumière arrivant sur la rétine de son hôte pour ne laisser parvenir qu’un mince ruban lumineux prenant successivement la forme des lettres de l’alphabet. Il mit cette méthode en action sans s’apercevoir qu’à cet instant précis Robert Kinnaird descendait quatre à quatre un escalier assez sombre menant à l’infirmerie.
Le résultat prévisible, vu les circonstances, ne frappa l’esprit du Chasseur qu’au moment où Bob manqua une marche et tomba en avant en essayant vainement de s’accrocher à la rampe.
Heureusement, le Chasseur recouvrit très vite le sens de ses responsabilités. Avant que le corps de Bob n’ait pu toucher un seul obstacle, le Chasseur avait renforcé de son corps toutes les articulations et les tendons afin d’éviter un dommage sérieux. Toutefois une des pointes de métal qui tenait le tapis de caoutchouc recouvrant l’escalier entra profondément dans le bras du jeune garçon et y fit une longue estafilade. Le Chasseur fut immédiatement sur place et pas une goutte de sang ne s’échappa. Bob ressentit la douleur et regardant la blessure qui venait d’être refermée par une légère couche de chair invisible, pensa que c’était une simple égratignure.
Bob parla à l’infirmière de ses troubles nerveux, mais elle ne put lui dire grand-chose et lui conseilla de revenir le lendemain matin pour voir le médecin. Elle examina le bras de Bob et lui dit :
« C’est cicatrisé maintenant. Vous auriez du venir plus tôt…
— Mais cela s’est produit il y a cinq minutes. Je suis tombé dans l’escalier en venant vous voir et je n’aurais pas pu vous montrer mon bras plus vite. Tant mieux si c’est déjà refermé. »
Miss Rand leva légèrement les sourcils. Elle était infirmière dans cette école depuis plus de quinze ans et croyait avoir vu toutes les formes possibles de maladies et d’accidents. Ce qui l’étonnait pour l’instant, c’était que le jeune garçon avait l’air tout à fait sincère et que de plus, il n’avait aucun motif de tricher.
« Évidemment, certaines personnes possèdent un sang se coagulant très vite », se dit-elle en regardant de nouveau le bras d’un peu plus près.
Pas de doute, la plaie était tout à fait récente. On voyait encore le mince petit filet de sang fraîchement coagulé, formant une ligne sombre. Elle gratta doucement avec le bout de son doigt et ne sentit pas la surface douce et sèche qu’elle s’attendait à trouver, ni même le sang un peu collant qui vient de sécher. Elle éprouva l’impression désagréable d’avoir touché quelque chose de visqueux.
Le Chasseur ne pouvait, sans aucun doute, lire dans l’esprit des autres et n’avait pas prévu un tel geste. L’aurait-il pu, qu’il aurait été empêché de retirer son propre corps de l’épiderme de Robert. Dans l’état actuel des choses il faudrait certainement un jour ou deux pour que la blessure pût se refermer d’elle-même assez solidement pour supporter les efforts de tension du bras. Coûte que coûte il lui fallait rester en place au risque de trahir sa présence.
Par les yeux de son hôte, le Chasseur, assez mal à l’aise, vit Miss Rand retirer vivement sa main et se pencher pour examiner la blessure. Elle aperçut alors le petit film presque invisible et transparent qui couvrait la blessure. Elle en tira sur-le-champ des conclusions normales, mais tout à fait fausses. Pour elle la blessure n’était pas aussi récente que Robert l’avait déclaré et il s’était soigné lui-même avec le premier produit qui lui était tombé sous la main, probablement de la colle cellulosique. Il n’avait pas voulu le dire pour ne pas risquer une punition.
Elle n’avait naturellement aucun moyen de savoir que cette accusation était portée à tort, mais ne voulant pas envenimer les choses elle préféra ne rien dire. Elle prit une petite bouteille d’alcool, en imbiba du coton et essaya de faire disparaître le corps étranger.
Seul le manque de cordes vocales obligea le Chasseur à conserver le silence, sinon il aurait laissé échapper un hurlement de douleur. Son corps dépourvu d’épiderme s’offrait sans aucune protection à l’action déshydratante de l’alcool. Les rayons du soleil l’avaient gêné auparavant, mais à présent l’alcool lui faisait le même effet que de l’acide sulfurique concentré sur un être humain. Les cellules qui protégeaient la blessure de Bob furent tuées sur le coup et en se desséchant formèrent une poudre brune qu’un simple souffle aurait dispersé. L’infirmière aurait été vivement intéressée par cette transformation si elle avait pris la peine de regarder de plus près.