Elle n’en eut pas le temps. Sous le choc de la douleur soudaine, le Chasseur relâcha tout le contrôle musculaire qu’il exerçait dans cette région afin de tenir la blessure fermée. L’infirmière vit brusquement apparaître sous ses yeux une longue blessure très nette de cinq centimètres de long et d’un centimètre d’épaisseur qui se mit à saigner abondamment. Sa surprise fut égale à celle de Bob, mais elle se reprit très vite et appliqua une compresse qu’elle entoura d’une longue bande. Elle fut un peu étonnée de parvenir à arrêter si facilement le sang.
Robert Kinnaird se coucha tard ce soir-là.
Le jeune garçon était fatigué, mais il avait beaucoup de mal à s’endormir. Les effets de l’anesthésie locale que le docteur avait pratiquée pour poser deux agrafes sur sa blessure commençait à se dissiper et il sentait une douleur de plus en plus grande lui parcourir le bras. Il avait presque oublié la raison qui, à l’origine, l’avait poussé à se rendre à l’infirmerie, mais à présent que tout le remue-ménage s’était apaisé, il pouvait réfléchir plus calmement. Les troubles n’avaient pas reparu et peut-être ne se manifesteraient-ils plus jamais. S’il en était ainsi, pourquoi en parler au docteur qui ne pourrait rien faire ?
Le Chasseur avait également eu le temps de faire une revue rapide des événements. Au moment ou l’anesthésique avait été injecté, il avait complètement délaissé le bras pour reporter toute son attention sur son propre problème.
Il avait finalement compris que la moindre altération d’un des organes des sens ou de toute autre fonction de son hôte entraînait des troubles émotifs sérieux. Il se demandait même si la simple révélation de sa présence ne serait pas nuisible à sa tranquillité.
D’autre part, si le Chasseur s’en tenait à des moyens agissant sur une partie seulement du corps humain, le garçon ne comprendrait jamais que l’on cherchait à communiquer avec lui. L’idée même de symbiose entre deux formes de vie très évoluées était totalement inconnue de la race humaine, et le Chasseur en venait finalement à se demander ce qu’il fallait faire dans un tel cas. Il se trouvait ridicule de ne pas avoir compris cela plus tôt.
Mais alors que faire ? Comment pourrait-il entrer en conversation avec Robert Kinnaird ou tout autre être humain, par l’extérieur ? Il ne pouvait pas parler, n’ayant pas d’appareil vocal et même en tâchant de donner à sa forme une réplique des organes permettant à l’homme de parler, il n’était pas sûr d’arriver à un résultat. Il pouvait écrire si le crayon n’était pas trop lourd, mais quelle chance avait-il d’y parvenir ? En voyant une masse gélatineuse de deux kilos traçant des signes sur un papier, quel être humain aurait assez de patience pour attendre les résultats ou même en voudrait croire ses yeux ?
Pourtant, il y avait peut-être un moyen. Pendant le sommeil de Bob il pouvait très bien quitter son corps, composer un message écrit et revenir à son point de départ avant le réveil de son hôte. En effet, personne ne pourrait le voir dans le noir et de plus Robert Kinnaird était certainement de tous les habitants de cette planète, celui qui avait le plus de chances de prendre au sérieux un tel message. Sa révélation n’entraînerait peut-être pas des réactions trop violentes, car Robert Kinnaird avait déjà eu l’occasion de constater les possibilités du Chasseur.
Bien que comportant quelques dangers, l’idée semblait excellente. Cependant, un bon policier ne recule jamais devant les risques, et le Chasseur adopta ce plan. Ce projet bien arrêté dans son esprit, le Chasseur put de nouveau surveiller ce qui se passait autour de lui.
Il pouvait toujours voir à l’extérieur, car le jeune garçon conservait les yeux ouverts. Il devait être éveillé. Le Chasseur se vit donc obligé d’attendre, ce qui mit sa patience à une rude épreuve. Pourquoi donc Bob mettait-il si longtemps à s’endormir ? Le Chasseur était au moins en partie responsable de ce retard. Minuit venait de sonner et le Chasseur avait beaucoup de mal à freiner son impatience, lorsque le rythme de la respiration et du cœur indiqua sans risque d’erreur que le jeune garçon venait de sombrer dans le sommeil. Le moment était venu. Il quitta le corps de Bob comme il y était entré, par les pores de l’épiderme. La manœuvre s’accomplit sans encombre et le détective passa à travers les draps et le matelas pour atteindre le plancher.
Bien que la fenêtre fût ouverte, on ne voyait rien. En effet la nuit était très noire, mais il réussit pourtant à distinguer la silhouette de la table sur laquelle il savait trouver ce qu’il lui faudrait pour écrire. Il se déplaçait en coulant le long du parquet, et, quelques instants plus tard, se retrouva parmi les livres et les papiers encombrant le bureau. Un bloc était posé sur le coin de la table, et tout à côté des crayons s’offraient à lui. Après avoir essayé l’un d’eux, le Chasseur s’aperçut très vite qu’il était trop long et trop lourd pour ses forces. Heureusement, il trouva un remède sur-le-champ. L’un des crayons était un portemine que le Chasseur avait vu fonctionner à plusieurs reprises et il parvint à en retirer la mine. Il se trouva donc en possession d’un fin bâton de graphite, assez tendre pour laisser des traces visibles même sous la faible pression que le Chasseur pouvait y appliquer.
Il se mit aussitôt à l’œuvre et dessina lentement, mais très nettement, ce qu’il voulait marquer. Ne pas voir ce qu’il faisait ne le gênait nullement, car il avait disposé son corps sur toute la feuille et sentait très bien la position de la mine et la trace qu’elle laissait. Il avait longuement réfléchi à ce qu’il voulait dire, mais se demandait si ses phrases seraient assez persuasives :
Bob, ces simples mots ont pour but de m’excuser des ennuis que je vous ai causés hier soir. Je dois vous avouer que je suis responsable de l’action sur vos muscles et de votre voix. Je n’ai ni la place, ni le temps de vous dire qui je suis et où je me trouve, mais je puis toujours vous entendre parler. Si vous désirez que j’essaie de nouveau d’entrer en communication avec vous, dites-le-moi simplement. J’emploierai la méthode qui vous plaira le mieux. Détendez-vous et je peux commander vos muscles à votre place comme je l’ai fait hier soir. Vous pouvez également fixer une surface très claire et je ferai apparaître des images devant vos yeux. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous donner les preuves de ce que j’avance, je vous demande simplement de m’aider à le faire. Ceci est très important pour chacun de nous. Je vous en prie, laissez-moi essayer de nouveau.
Le Chasseur songea un instant à signer la lettre, mais il ne sut comment. En fait il n’avait pas de nom. « Le Chasseur » n’était qu’un surnom qu’on lui avait donné à cause de sa profession. Dans l’esprit des anciens compagnons de sa race, il était simplement l’ami de Jenver, sous-chef de la police. Il estima que pour l’instant l’emploi de ce titre n’était pas souhaitable. Il laissa donc le message sans signature et se demanda alors où il allait pouvoir le laisser. Il ne voulait pas que le compagnon de chambre de Bob pût le voir avant lui. Mieux valait emmener ce papier jusqu’au lit et le placer sur les couvertures.
Le Chasseur s’attela donc à cette tâche après avoir réussi à détacher la feuille du bloc. En traversant la chambre il eut une idée meilleure et abandonna le papier sur l’une des chaussures de Bob. Puis il regagna sans encombre l’intérieur du corps de son hôte. Le Chasseur n’avait pas besoin de sommeil, car le système circulatoire du jeune garçon était largement suffisant pour subvenir à ses besoins métaboliques.