Dehors il faisait noir. Quand il parvint à modeler un œil en partant de ses propres tissus, car à présent il était séparé du périt, il ne découvrit rien aux alentours. Néanmoins, il s’aperçut brusquement qu’autour de lui la pression n’était pas constante. Elle croissait et décroissait avec une certaine régularité, et l’eau transmettait à sa substance éminemment sensible la pression des ondes à hautes fréquences qui pouvaient être des sons. En écoutant attentivement, il estima finalement qu’il devait se trouver tout près de la surface d’une étendue d’eau suffisamment vaste pour que des vagues très hautes puissent déferler. Une terrible tempête devait faire rage. Au cours de sa chute catastrophique il n’avait pourtant remarqué aucun trouble atmosphérique, mais cette constatation ne signifiait pas grand-chose, car il avait passé trop peu de temps dans l’atmosphère pour pouvoir déceler un vent même fort.
Tâtant dans la vase autour de l’épave de l’engin avec d’autres pseudopodes, il découvrit à son grand soulagement que la planète était habitée. Il en était déjà presque sûr, mais cette confirmation le remplit d’aise. L’eau contenait assez d’oxygène dissous pour subvenir à ses besoins, à condition qu’il ne cherchât pas à s’étendre trop. En conséquence il devait certainement exister de l’oxygène en grande quantité au-dessus de l’eau. Mieux valait, estimait-il, avoir des preuves palpables de l’existence d’êtres vivants. Il fut également très satisfait de découvrir un certain nombre de petits mollusques bivalves qu’il jugea, après essai, tout à fait comestibles. Comprenant que la nuit baignait cette portion de la planète, il décida de remettre à plus tard ses investigations.
Il reporta donc son attention sur les restes de son vaisseau. Il ne s’attendait évidemment pas à puiser des encouragements dans ce qu’il allait découvrir. Il éprouva même un triste sentiment de dénuement en constatant l’étendu des destructions. Les éléments extrêmement solides de la salle des machines avaient changé de forme sous le choc. Le poste de pilotage qui semblait à toute épreuve était aplati et tordu. On ne trouvait plus aucune trace des tubes de quartz contenant des gaz rares. Ils avaient dû être pulvérisés, entraînés par l’eau. Aucune créature vivante ayant une forme définie et un corps solide n’aurait pu espérer sortir sauve d’un tel accident. Cette idée lui redonna un peu de courage. D’autre part, il avait fait de son mieux pour protéger le périt et ce n’était vraiment pas de sa faute si ses soins s’étaient révélés insuffisants.
Assuré que rien d’utilisable ne subsistait du vaisseau, le Chasseur estima qu’il n’y avait rien à faire pour l’instant. Il lui était impossible d’entreprendre un travail quelconque tant qu’il n’aurait pas plus d’oxygène à sa disposition. Pour cela, il lui fallait gagner l’air libre.
Il s’installa alors dans le vague abri qu’offrait la cabine dévastée et attendit que la tempête s’apaisât et que le jour se levât. Dans une eau calme, à travers laquelle on apercevait une vague lueur, il estima pouvoir atteindre le rivage sans encombre. Les ondes sonores ne pouvaient provenir que de vagues se brisant sur une plage ou sur des rochers. De toute façon, la terre n’était pas loin.
Il demeura immobile plusieurs heures et pensa brusquement que son accident s’était peut-être produit sur une planète offrant toujours le même côté au soleil. À la réflexion il jugea cette éventualité impossible, car dans ce cas, le côté de l’ombre aurait certainement été trop froid pour que l’eau pût y demeurer à l’état liquide. Il lui sembla beaucoup plus probable que la lumière du jour fût à demi cachée par des nuages d’orage.
Depuis que le vaisseau s’était enfoncé dans la vase, l’épave n’avait pas bougé. Les troubles qui se passaient à la surface se manifestaient en poussées sous-marines que le Chasseur percevait, mais qui n’étaient pas assez fortes pour ébranler la masse de métal à demi enfouie. Certain, à présent, que la coque se trouvait solidement fixée, le naufragé sursauta brusquement lorsqu’il sentit trembler son abri, sous le choc d’un coup puissant.
Il étendit aussitôt un tentacule pour se rendre compte de ce qui se passait et fit naître un œil à l’extrémité. L’obscurité était encore trop profonde pour découvrir quoi que ce fût et il préféra se cantonner dans les explorations tactiles. Des vibrations produites par le frottement d’une substance rugueuse s’approchaient de lui, et soudain quelque chose de vivant frappa un de ses tentacules. Extrêmement sensible au toucher, l’extrémité du pseudopode s’accrocha dans une bouche, qui semblait extraordinairement fournie en dents coupantes.
La réaction du Chasseur fut immédiate. Il transforma aussitôt la portion de lui-même en contact avec ces dents pointues en un corps semi-liquide n’offrant plus aucune prise. En même temps il envoya un peu plus de son corps dans le tentacule le plus proche de l’étrange créature qu’il avait sentie.
Sa décision extrêmement rapide aurait pu le mettre dans une situation particulièrement périlleuse, étant donné la taille du visiteur inattendu. Il abandonna cependant l’épave du vaisseau et envoya les deux kilos de gelée qui composaient son corps vers la créature vivante qui pourrait certainement lui être très utile.
Le squale, un énorme requin-marteau de plus de trois mètres de long, avait sans doute été surpris, car on le sentait furieux ; mais comme tous ses congénères, il n’avait pas assez d’intelligence pour avoir peur. Ses mâchoires horribles cherchaient à se refermer sur ce qui avait paru être tout d’abord une substance solide, agréable à dévorer, mais qui, à présent, n’avait pas plus de consistance que l’eau environnante. Le Chasseur ne fit rien pour éviter son étau, car des blessures de cette sorte ne pouvaient le toucher. En revanche, il déploya des efforts désespérés pour que la partie de son corps qui se trouvait déjà dans la gueule du requin ne soit pas avalée. Il ne voulait pas courir le risque d’être mis en contact avec les sucs gastriques, son être, dépourvu de peau, ne lui permettant pas de résister à leurs effets, même temporairement. Pendant que le requin s’agitait de plus en plus, il envoya des pseudopodes en exploration le long de la peau rugueuse et sale. Un instant plus tard, il découvrit les cinq fentes respiratoires s’ouvrant de chaque côté de la tête du squale. C’était plus qu’il ne lui en fallait, et il ne poussa pas plus loin ses investigations. Avec une rapidité et une précision acquises de longue date, il s’y glissa.
Le Chasseur était un métazoaire, une créature multicellulaire comme l’homme ou les oiseaux, en dépit de son manque apparent de structure. Pourtant chaque cellule de son corps était infiniment plus petite que celle de la plupart des créatures terrestres, à peu près de la taille de la plus grande des molécules de protéine. Il lui était possible de développer un membre complet avec muscles et nerfs sensitifs en partant de ses propres tissus. L’ensemble de son corps était assez minuscule pour se glisser à travers les vaisseaux capillaires de toutes créatures organisées sans entraver notablement la circulation sanguine. Il n’éprouva donc aucune difficulté à se glisser à l’intérieur du corps, comparativement énorme, du requin.
Pour l’instant, il évita les nerfs et les vaisseaux sanguins et passa dans les interstices viscéraux qu’il rencontra près des muscles. Le squale se calma immédiatement dès que ce qu’il avait dans la gueule cessa d’envoyer des messages tactiles à son cerveau minuscule. En fait, le requin n’avait aucune mémoire de ce qui se passait la minute précédente. Pour le Chasseur qui avait réussi à se loger, ce n’était que le début d’une période d’activité particulièrement complexe. Le plus important, en premier lieu, était l’oxygène. Les surfaces de son corps renfermaient encore assez du précieux élément pour maintenir quelques minutes de vie tout au moins. Mais, à présent, il était à même de renouveler ses réserves, puisqu’il se trouvait dans le corps d’un animal consumant également de l’oxygène. Le chasseur envoya rapidement des prolongements microscopiques entre les cellules composant l’enveloppe des vaisseaux sanguins et put ainsi dérober les précieuses particules d’oxygène véhiculées par le sang. Il lui en fallait d’ailleurs très peu ; dans son propre monde, il avait habité durant des années dans le corps d’une créature vivant d’oxygène et ce avec le plein consentement de cette créature. Il avait d’ailleurs largement payé la dette contractée envers cet être qui lui permettait ainsi d’exister.