— C’est une idée à ne pas négliger. Mais vous ne devez pas oublier que celui que je poursuis peut se rendre dans toute l’île en prenant le temps nécessaire. En outre, tous les humains dorment à un moment ou à un autre, et bien qu’il pût ignorer ce fait, il a certainement fini par s’en apercevoir. De toute façon votre idée est bonne et quiconque s’est endormi sur la plage peut être considéré comme suspect. »
Le navire venait de ralentir et se présentait devant la passe s’ouvrant à l’ouest dans les récifs. Le Chasseur eut l’impression que la barrière de corail était un endroit bien curieux pour procéder à des recherches. En admettant même que le fugitif ait voulu y rester caché, la vie n’avait pas dû être drôle pour lui. De longues traînées de récifs apparaissaient à peine au-dessus de l’eau, on les devinait plutôt grâce aux brisants. En quelques rares endroits les coraux étaient plus élevés et avaient recueilli assez de terre pour nourrir des plantes, voire deux ou trois palmiers.
Le navire s’engagea dans l’étroit passage, et le Chasseur comprit que des traces seraient difficiles à relever sur ces rochers. À en juger par le peu de continuité que présentaient les récifs, une personne à pied ne pouvait guère aller loin. La navigation dans ces parages devait être extrêmement dangereuse, car les vagues déferlaient sans interruption sur les coraux, et entraînaient toute embarcation s’approchant trop près. Le gros navire même, avec sa masse énorme et la place qu’il avait pour gouverner, prenait grand soin de rester au centre du chenal balisé.
À l’intérieur du lagon, le Chasseur remarqua que le commandant faisait très attention à ne pas s’écarter des bouées. Il se souvint de ce que Bob lui avait dit au sujet du peu de profondeur de l’eau.
Entre les récifs et l’île proprement dite on apercevait de grosses constructions carrées. Le Chasseur présuma qu’il s’agissait des réservoirs dont Bob lui avait parlé. Ils avaient cent à deux cents mètres de long, mais les murailles de béton s’élevaient à peine de cinq à six mètres au-dessus de l’eau. Le plus proche était malheureusement encore trop éloigné pour que l’on pût en distinguer les détails. Cependant le Chasseur avait constaté que les toits des réservoirs étaient faits en grande partie de plaques de verre. À chaque extrémité de petites constructions étaient reliées entre elles par des passerelles aboutissant toutes à une plateforme, d’où partait un petit escalier donnant accès au chenal.
Le navire approchait doucement de l’appontement. Des filins voltigèrent en l’air et des mains s’empressèrent de les ramasser pour tirer à bord d’énormes tuyaux. Le ronronnement des pompes annonça que la production en huile de la semaine commençait à se déverser dans les cales du navire. Il fallut qu’on les appelât de la passerelle pour que Bob et son ami invisible se détachent du spectacle qui s’offrait à eux. C’était Teroa qui hurlait du haut de son perchoir :
« Bob, faut-il vous donner un coup de main pour vous aider à porter vos affaires à terre ?
— Je veux bien, je vous remercie », hurla Bob en guise de réponse. Avant de quitter le plat-bord, il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et esquissa un vague sourire. Puis il se dirigea en toute hâte sur la petite passerelle pour gagner l’arrière. À demi caché par un coin de l’appontement, on apercevait la jetée qui reliait le quai à la terre ferme.
Une Jeep s’engageait à toute vitesse sur la jetée, et Bob savait très bien qui était au volant. En un temps record, les bagages furent descendus sur le quai, mais la Jeep avait pourtant réussi à faire le tour de deux pompes et à venir s’arrêter près des marches quelques instants avant que Bob ne descendît à terre avec le commandant. Bob sauta sur le quai et courut à toutes jambes vers l’homme qui se tenait près de la voiture. Le Chasseur surveillait la scène avec intérêt et beaucoup de sympathie.
Les visages humains lui étaient assez familiers à présent. Il remarqua immédiatement la ressemblance existant entre Bob et son père. Bob n’était évidemment pas aussi grand, mais on retrouvait les mêmes cheveux noirs et les yeux bleus, le même nez droit et un peu fort, la bouche souriante et la même forme de menton.
L’accueil de Bob se manifesta avec une exubérance naturelle à son âge. Son père aussi était heureux, mais on sentait chez lui une certaine gravité que le jeune garçon ne remarqua pas, mais qui n’échappa pas au Chasseur. Celui-ci comprit que la tâche la plus urgente était de convaincre M. Kinnaird que son fils n’était pas malade, afin que sa liberté d’action ne se trouvât pas réduite par les soins dont on voudrait sans doute l’entourer. Le Chasseur décida de garder cette idée présente à l’esprit.
Bob submergeait son père sous un flot de questions en demandant des nouvelles de la population entière de l’île. La première réaction du Chasseur fut de critiquer la conduite de son hôte, car ce n’était pas encore le moment de commencer, l’enquête ; mais il se rendit compte très vite que le jeune garçon n’y pensait pas. Il essayait simplement de savoir ce qui s’était passé au cours de ses cinq mois d’absence. Le détective cessa donc de s’inquiéter d’une démarche qu’il jugeait prématurée et écouta avec attention les réponses de M. Kinnaird, dans l’espoir d’y découvrir quelques renseignements précieux. Le Chasseur habitait depuis assez longtemps dans le corps d’un être humain pour éprouver une légère déception lorsque le père de Bob répondit en riant :
« Comme tu y vas, mon garçon ! Je ne sais pas ce que tout le monde a fait ici depuis ton départ. Si cela t’intéresse tant, tu n’auras qu’à demander autour de toi. Il faut que j’attende la fin du chargement et tu ferais mieux de prendre la Jeep pour porter tes bagages à la maison. J’ai l’impression que ta mère ne s’évanouira pas d’inquiétude en te voyant. Tu as l’air en forme. Tu as le temps de monter là-haut, car tes camarades ne sortiront pas tout de suite de l’école. Attends une minute. »
M. Kinnaird fouilla dans la boîte à outils pour en retirer une ou deux clefs dont il pouvait avoir besoin.
« Ah ! c’est vrai, je n’y pensais plus ! Il va falloir aller, moi aussi, à l’école. J’avais complètement oublié que, cette fois-ci, je ne revenais pas en vacances. »
Bob eut tout à coup un air si sérieux, que son père ne put s’empêcher de rire, sans comprendre évidemment la cause de l’état d’âme de son fils, qui d’ailleurs très vite reprit ses esprits et lança d’un air joyeux :
« D’accord, papa, j’emmène tout ça à la maison et je te reverrai pour le déjeuner.
— Je veux bien, à condition que tu ramènes la Jeep ici dès que tu n’en auras plus besoin. Autre chose, inutile de recommencer tes remarques au sujet de mon besoin d’exercice ! »
Bob, qui à présent avait retrouvé toute sa bonne humeur, répondit en s’éloignant :
« Je ne te parlerai pas de ton petit ventre jusqu’au moment où nous irons nous baigner. »
Les valises furent rapidement chargées et Bob se mit au volant. La Jeep roula sur la jetée qui menait au rivage et là, prit une route pavée qui s’enfonçait perpendiculairement à l’intérieur de l’île. Au bout de cinq cents mètres, la voiture rejoignit la route principale traversant l’île de bout en bout.
En atteignant le croisement, le Chasseur vit que d’autres dépôts s’étendaient sur le côté opposé. Il était intrigué par la masse de béton blanc d’un réservoir construit sur la colline alors que les autres réservoirs étaient dans l’eau.
À la bifurcation des chemins, commençaient aussi à apparaître les maisons d’habitation. La plupart étaient bâties du côté de la mer. Une seule se trouvait de l’autre côté, entourée d’un vaste jardin. On l’apercevait à droite, juste avant de s’engager sur la grand-route. Un jeune garçon, grand et mince, au visage bronzé, travaillait dans le jardin. En le voyant, Bob tourna brusquement son volant et lança un sifflement aigu. Le jardinier se redressa et courut jusqu’à la route.