« Bob ! Je ne savais pas que tu devais revenir si tôt. Qu’est-ce qui t’arrive, petit ? »
Charles Teroa n’avait que trois ans de plus que Bob, mais ayant terminé ses études, il prenait toujours un ton condescendant pour s’adresser à ses camarades plus jeunes. Bob avait cessé de se formaliser de cette habitude, d’autant que pour l’instant il avait assez d’arguments pour clore le bec à l’autre.
« Je n’ai rien fait de plus extraordinaire que toi, répondit Bob, du moins si j’en crois ce que m’a dit ton père. »
Le jeune Teroa esquissa une vague grimace avant de répondre :
« Papa n’aurait pas dû t’en parler. Enfin on s’est bien amusés.
— Crois-tu vraiment qu’ils allaient engager quelqu’un qui dort la moitié de la journée ? »
Bob se mordit les lèvres, se souvenant brusquement qu’on lui avait demandé de ne pas parler de ce défaut qui s’était manifesté durant la traversée.
Teroa débordait d’indignation :
« Qu’est-ce que tu veux dire par dormir toute la journée ? Je ne me suis jamais couché lorsqu’il y avait du travail à faire. » Il jeta un coup d’œil vers une petite pelouse que l’on apercevait à l’ombre des grands arbres. « Regarde, tu ne crois pas que ce serait le meilleur endroit du monde pour dormir alors que je travaille en plein soleil ? Je retourne même à l’école.
— Pas possible !
— Mais si ! Je prends des cours de navigation avec M. Dennis. Cela pourra me servir lorsque j’essaierai la prochaine fois. »
Bob leva les sourcils :
« La prochaine fois ? Eh bien, tu ne te décourages pas facilement. Et quand as-tu l’intention de recommencer ?
— Je ne sais pas encore. Je te le dirai lorsque je serai prêt. Pourquoi me demandes-tu cela ? As-tu l’intention de venir avec moi ?
— Sûrement pas. Je n’ai aucune envie d’aller travailler sur un navire, mais on ne sait jamais après tout. Parle-m’en lorsque tu seras décidé. Je me sauve, il faut que j’aille déposer mes bagages à la maison, que je ramène la Jeep à papa et que je sois à l’école avant la sortie des copains. »
Teroa, qui s’était accoudé sur le capot, recula d’un pas, puis dit :
« C’est dommage que l’on ne soit pas comme ces petites bêtes que l’on étudiait au cours d’histoire naturelle et qui se divisent en deux autant de fois qu’elles le veulent. J’ai toujours rêvé d’être comme cela pour mieux profiter de la vie. »
Bob, en général, avait l’esprit prompt et cette fois-ci encore il réussit à dissimuler le choc que venait de lui causer la réponse de Charles Teroa. Il prit congé, mit le moteur en route, fit une marche arrière savante et s’éloigna rapidement. Durant un kilomètre la route était bordée de maisons et de jardins. Bob n’ouvrit pas la bouche, sauf en passant devant une construction assez basse qu’il indiqua comme étant l’école. Quelques minutes plus tard, il ralentit et arrêta l’auto sur un des bas-côtés de la route. À cet endroit les arbres dissimulaient tout le reste de l’île et personne n’aurait pu savoir qu’une voiture était arrêtée là.
Le moteur venait à peine de stopper que Bob demanda d’une voix inquiète :
« Chasseur, je n’avais jamais pensé à cela, mais la remarque de Charlie me fait réfléchir. Vous m’aviez dit que votre race était assez semblable à celle des amibes. Jusqu’à quel point leur ressemblez-vous ? Enfin, est-ce que l’un de vous peut se multiplier ? Est-ce que par hasard nous aurions à rechercher plusieurs fugitifs ? »
Le Chasseur ne comprit pas sur-le-champ les phrases un peu embarrassées du jeune garçon et ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il demanda :
« Vous voulez savoir, je suppose, si notre ami à pu se diviser en deux comme le font les amibes ? Ce n’est pas possible au sens où vous l’entendez, car nous sommes des êtres un peu plus compliqués, malgré tout. Il pourrait évidemment essayer de créer une descendance en séparant une portion de sa propre chair, afin d’en faire un nouvel individu. Pour y parvenir complètement il lui faudrait un certain temps, au moins une de vos années. Sans aucun doute, il pourrait y arriver très facilement, mais j’ai de bonnes raisons de croire qu’il ne fera rien dans ce domaine. En admettant qu’il le fasse pendant qu’il se trouve dans le corps de son hôte, la jeune créature ainsi créée n’aurait pas plus d’expérience qu’un nouveau-né chez vous, et dans sa recherche aveugle pour une bonne nourriture, elle finirait certainement par tuer le corps qui la protège, ou tout au moins lui causerait de graves dégâts. Nos connaissances en biologie sont, sans aucun doute, beaucoup plus développées que les vôtres, mais ces connaissances ne sont pas innées. Notre éducation porte surtout sur la façon de savoir se comporter avec un hôte et il faut plusieurs années pour y parvenir.
« Si malgré tout notre ennemi se reproduit, il le fera dans une intention purement égoïste, espérant par là que l’être créé dans ces conditions sera rapidement attrapé et que grâce à cette substitution, il aurait de plus fortes chances d’échapper à nos poursuites.
« Votre question était pertinente et j’avoue ne pas y avoir songé auparavant. Sans aucun doute l’être que nous poursuivons n’hésiterait pas à lancer un appât à sa place, s’il croyait pouvoir mieux s’en tirer. Son premier soin a dû être de trouver un endroit pour se cacher, et si l’être humain qu’il a choisi pour domicile lui donne satisfaction, je ne pense pas qu’il voudrait courir le risque de le détruire dans le simple dessein d’échapper à d’éventuelles recherches.
— Eh bien, j’aime mieux ça, soupira Bob. Pendant un instant j’ai cru que durant ces cinq derniers mois toute une tribu avait eu le temps de se développer ! »
Il appuya sur le démarreur et ne parla plus pendant la dernière partie du trajet. La maison des parents de Robert s’élevait à quelque distance de la route, au bout d’une large avenue entièrement plantée d’arbres. C’était une grande bâtisse à deux étages et qui semblait avoir été posée en plein milieu de la jungle. Autour, la végétation exubérante avait été à peine coupée. Là où aboutissait l’allée, on avait aménagé une sorte de pergola que Mme Kinnaird avait abondamment garnie de plantes grimpantes. La température de l’île n’était pas excessive par suite de la proximité de la mer, mais le soleil était parfois si ardent que tous les êtres vivants recherchaient l’ombre avec plaisir.
Mme Kinnaird était sur le perron ; elle avait vu le navire de loin et venait d’entendre la Jeep qui remontait l’allée. Bob lui témoigna autant d’affection qu’à son père, mais avec moins de démonstrations bruyantes. Mme Kinnaird ne trouva rien d’alarmant dans l’aspect physique de son fils, ni dans son comportement. Bob déclara qu’il ne pouvait pas rester longtemps. Sa mère s’attendait d’ailleurs à cette phrase et fut toute heureuse de l’entendre raconter ses histoires sans fin pendant qu’il déchargeait la Jeep. Il monta ses bagages dans sa chambre, se changea, puis alla chercher sa bicyclette pour la mettre dans la voiture. Mme Kinnaird adorait son fils et aurait évidemment voulu le voir davantage, mais elle savait très bien qu’il n’aurait pas trouvé très drôle de rester des heures entières avec elle et elle était assez équilibrée pour ne pas attacher trop d’importance à ce fait. S’il avait changé ses habitudes, elle se serait certainement inquiétée, mais de le voir si plein d’entrain lui ôta ses dernières appréhensions. Lorsque la Jeep s’engagea de nouveau dans l’allée, elle se remit à son travail d’un cœur plus léger.