Bob ne rencontra personne durant le trajet et ne s’arrêta pas une seule fois. Il rangea l’auto à la place habituelle, à côté de l’un des réservoirs et monta sur son vélo. Il avait oublié de regonfler les pneus avant de partir et fut obligé de le faire sur le quai ; puis il s’éloigna sur la jetée.
À voir son visage on le sentait très énervé. Ce n’était pas seulement la joie de revoir ses amis, il avait l’impression qu’un drame passionnant allait se jouer et qu’il serait l’un des acteurs. Il était prêt à tenir son rôle. Le décor lui était connu : c’était l’île sur laquelle il avait vu le jour et dont pas un centimètre carré ne lui était étranger. Le Chasseur, qui était le metteur en scène de la pièce, connaissait les habitudes et les redoutables capacités de l’assassin qu’on recherchait. Seule la distribution était encore à décider. Une vague lueur de tristesse put se lire un instant sur le visage de Bob. Il n’était pas complètement stupide et avait compris depuis longtemps que de tous les gens de l’île, ceux qui avaient le plus de chance, en principe, d’avoir été choisis comme refuge par le meurtrier, étaient évidemment ceux qui passaient la plupart de leur temps sur la plage ou dans l’eau. En fait, ses meilleurs amis.
IX
LES ACTEURS
À peine Bob était-il arrivé devant l’école qu’il fut entouré par la nuée de ses amis, heureux de retrouver un de leurs meilleurs copains. Sur le total de la population de l’île, une large fraction était d’âge scolaire. En effet, lorsque la station de production avait été créée dix-huit ans auparavant, seuls des couples récemment mariés avaient été engagés par la compagnie. Ce furent des cris de joie, des mains serrées avec chaleur, des grandes tapes sur l’épaule pendant que les questions et les réponses se croisaient de toute part. Mais bientôt Bob resta seul avec ses amis les plus intimes.
Parmi ceux-ci le Chasseur n’en reconnut qu’un seul, qu’il avait vu dans l’eau le jour où il avait choisi Bob comme abri. À cette époque, il ne savait pas encore très bien découvrir les éléments particuliers à chaque être humain, mais il faut reconnaître que la chevelure flamboyante de Kenny Rice passait difficilement inaperçue.
Au cours de la conversation qui suivit, le Chasseur apprit très vite qui, des jeunes garçons présents, avait été se baigner avec Bob en ce jour déjà lointain. Il s’agissait de Norman Hay et de Hugh Colby, dont Bob avait déjà parlé lorsqu’il avait fait la description de l’île. Il avait également mentionné un certain Kenneth Malmstrom qui lui aussi faisait partie du groupe. C’était un garçon blond de seize ans environ, dont la taille d’un mètre quatre-vingt-deux lui avait évidemment valu l’inévitable surnom de « Tout-Petit ». Ces quatre-là étaient de vieux amis de toujours qui avaient pris l’habitude de se réunir régulièrement depuis l’époque où leurs parents leur avaient permis de quitter les alentours de la maison. Ce n’était pas par pure coïncidence que le Chasseur les avait trouvés en train de se baigner près de l’endroit où il avait touché terre. N’importe quel habitant de l’île aurait accepté de parier qu’en débarquant en ce point, le Chasseur choisirait l’un des cinq comme hôte. Ils avaient tous au fond d’eux une vocation bien ancrée de pilleurs d’épaves et ils ne cessaient de surveiller tout ce qui se passait sur la côte. Aucun ne trouva donc curieux que Bob fît rapidement bifurquer la conversation, précisément sur ce sujet-là.
« Quelqu’un a-t-il été se promener sur les récifs dernièrement ?
— En tout cas pas l’un de nous, répliqua Rice. Hugh est passé à travers le fond du bateau il y a six semaines et nous n’avons pas pu trouver une planche pour le réparer.
— Il y a des mois que ce fond devait nous lâcher », précisa Colby, qui d’habitude n’élevait jamais la voix et conservait toujours une attitude effacée et déférente, car il était le plus jeune. Personne ne songea à discuter avec lui sur ce point.
« De toute façon, si nous y allons en bateau, ajouta Rice, nous serons obligés de faire le tour par le sud de la côte. Au mois de décembre le vent a soufflé dur par ici et au cours d’une tempête, un énorme bloc de corail s’est coincé dans le petit chenal. Papa m’a bien promis de le faire sauter à la dynamite, mais jusqu’à présent il n’a pas l’air de s’en occuper beaucoup.
— Demande-lui de te laisser faire cela à sa place, insinua Bob. Une charge serait suffisante et nous savons tous nous débrouiller avec les détonateurs.
— Tu peux toujours le lui demander. Il te répondra : « Quand vous serez plus grands », même si tu le dépasses de deux têtes.
— Et la plage, qu’est-elle devenue ? » demanda Bob. (L’île ne comptait de nombreuses plages, mais lorsqu’il était question de « la plage », chacun savait ce que cela signifiait.) « Depuis mon départ en automne dernier, je n’ai pas avalé une seule goutte d’eau salée, continua Bob. Allons nous baigner. »
Tous furent immédiatement d’accord et se précipitèrent sur leurs bicyclettes garées dans un coin de la cour. Ils déposèrent leurs livres chez eux, prirent leurs maillots de bain et ils se retrouvèrent tous devant chez Hay, dont la maison s’élevait à l’extrémité de la route pavée, à plus de cinq kilomètres de l’école. De là, ils continuèrent à pied pour faire le tour des derniers contreforts de la chaîne des collines qui formait en quelque sorte l’épine dorsale de l’île, et sur laquelle la plupart des maisons étaient construites. Pour gagner la plage ils durent emprunter sur plus de cinq cents mètres un sentier que la brousse envahissait de plus en plus. Ils traversèrent ensuite un endroit relativement dégagé où les cocotiers poussaient en rangs serrés. Pour la première fois depuis son arrivée sur la Terre, le Chasseur trouva un endroit qui lui était connu. L’immense flaque d’eau où le requin était venu s’échouer n’existait plus, la tempête et la marée avaient déplacé les bancs de sable, mais les cocotiers et la plage n’avaient pas changé d’aspect. Le Chasseur venait de reconnaître l’endroit où il avait vu Bob pour la première fois. À cette place même, les recherches pour la capture du fugitif auraient dû commencer s’il n’avait pas été le jouet d’un mauvais sort extraordinaire. Mais il était inutile d’épiloguer sur ce point. On ne pouvait pas aller plus loin pour le moment.
Les jeunes garçons ne pensaient nullement à des histoires de détectives et de criminels. Dès leur arrivée sur la plage, ils se déshabillèrent en un tour de main et Bob en tête du petit groupe courut vers les vagues. Sa peau blanche faisait contraste avec les dos bronzés de ses camarades.
Bien que recouverte en grande partie de sable fin, la plage comprenait néanmoins de nombreux petits morceaux très pointus de corail. Dans sa hâte le jeune garçon marcha sur plusieurs d’entre eux avant d’avoir pu arrêter son élan. Le Chasseur fit immédiatement son devoir et lorsque Bob inspecta la plante de ses pieds, il ne découvrit aucune trace visible. Il pensa simplement que ses pieds étaient devenus très sensibles, car il portait des chaussures depuis plusieurs mois, et reprit sa course vers la mer. Bob ne voulait à aucun prix montrer à ses camarades qu’il était devenu douillet. Le Chasseur était très ennuyé de cet état de choses. Il avait pourtant fait la leçon à Bob et espérait que celui-ci se souviendrait de son avertissement. Il agit sur les muscles qui avaient l’habitude de prévenir Bob d’un danger imminent, mais celui-ci était trop affairé pour percevoir le signal, et même l’aurait-il senti, qu’il n’en aurait pas compris le sens. Le jeune garçon entra dans l’eau jusqu’aux hanches, puis plongea la tête la première dans une grosse vague qui arrivait. Le Chasseur cessa d’attirer l’attention de Bob et se contenta de contracter son corps autour des blessures récentes afin de les tenir fermées. Le Chasseur se félicitait de la jeunesse de son hôte, car ainsi il n’aurait pas à se préoccuper de sa santé. Néanmoins, il fallait absolument prévenir Bob, afin que celui-ci fasse attention à lui, sans trop compter sur le Chasseur.