Le Chasseur ne répondit pas immédiatement, puis déclara :
« L’idée est bonne en elle-même, mais dès à présent, j’entrevois deux inconvénients sérieux. Tout d’abord je ne pourrais visiter qu’une maison par nuit et demeurerais absolument sans protection au cours de la journée, en outre vous seriez abandonné à vous-même pendant que je me livrerais à ces recherches. En temps normal il n’y aurait aucun inconvénient à cela mais vous ne devez pas oublier qu’à présent nous avons de bonnes raisons de croire que notre criminel vous a identifié comme étant mon hôte. S’il vous tendait un piège en mon absence, les résultats risqueraient d’être graves.
— Cela pourrait peut-être le convaincre que je ne suis pas votre hôte, ou du moins que je ne le suis plus, fit remarquer Bob.
— Supposez-vous vraiment que cela pourrait nous être d’une utilité quelconque à vous ou à moi ? »
Comme à l’ordinaire le sens profond que le Chasseur voulait donner à ses paroles n’était que trop compréhensible.
Bob fut assez surpris en rentrant chez lui de voir que son père était déjà à table.
« Je suis donc si en retard ? demanda-t-il un peu inquiet, en pénétrant dans la salle à manger.
— Non, mon petit, tu es à l’heure, c’est très bien, mais je suis rentré plus tôt pour manger un morceau en vitesse. Il faut que je retourne au réservoir. Nous voulons absolument terminer ce soir la paroi du fond et je dois assister à la coulée du béton. Comme cela, tout aura le temps de sécher durant la journée de dimanche.
— Je peux venir avec toi, papa ?
— On ne fera rien avant minuit de toute façon. Et si cela t’amuse tu peux venir nous retrouver. Avec un peu de chance et si tu demandes poliment la permission à ta mère, elle te laissera partir et ira même jusqu’à doubler la ration de sandwiches qu’elle prépare en ce moment. »
Bob se précipita en trombe vers la cuisine mais fût arrêté net en route par la voix de sa mère qui déclarait :
« Ça va encore pour cette fois, mais dès que tu seras de nouveau en classe, ces petites plaisanteries seront terminées.
— D’accord ! »
Bob s’installa en face de son père et l’interrogea pour avoir d’autres détails sur ce qui allait se passer. Entre deux bouchées, M. Kinnaird s’efforçait de satisfaire la curiosité de son fils. Bob n’avait pas songé à demander où se trouvait la Jeep et il y pensa brusquement en entendant des appels répétés de klaxon. Ils sortirent ensemble, mais une seule place était encore disponible dans la voiture où avaient déjà pris place les pères de Hay, de Colby, de Rice et de Malmstrom. M. Kinnaird se tourna alors vers son fils :
« J’ai oublié de te dire que tu seras obligé d’aller là-bas à vélo. Et puis il faudra que tu reviennes à pied, car ton éclairage ne marche pas et je suppose que tu ne l’a pas encore réparé. Tu viens quand même ?
— Et comment ! »
Bob courut vers le petit appentis où il rangeait sa bicyclette.
« Tu ne crois pas que c’est risqué d’emmener ton fils là-bas quand on coulera le béton ? demanda le père Malmstrom. Et s’il faut aller le repêcher entre les planches ?
— Si à son âge il n’est pas capable de faire attention à lui, il est temps qu’il apprenne, répondit le père de Bob en jetant un coup d’œil dans la direction de son fils.
— Si l’hérédité n’est pas un vain mot, tu ne le trouveras pas où il y a du danger », déclara le gros Colby en s’installant dans la Jeep. Il avait lancé sa phrase avec un large sourire pour bien montrer qu’il blaguait. Kinnaird n’eut pas l’air d’avoir entendu.
La Jeep fit un demi-tour et s’engagea dans l’allée. Bob pédalait à toute allure derrière. La distance jusqu’à la route étant relativement courte et le virage à prendre très aigu, il parvint à suivre la voiture jusque-là. Mais une fois sur la chaussée plus large, la Jeep le distança en quelques instants. Bob n’y attacha aucune attention et traversa tranquillement le village pour aller arrêter sa bicyclette à un endroit où la route se rétrécissait pour devenir un sentier. À présent le soleil était couché et l’obscurité tombait avec la rapidité propre aux tropiques.
Le chantier était brillamment éclairé. Dans le moindre recoin d’énormes réflecteurs portatifs brûlaient de tous leurs feux. Ils étaient alimentés par un seul générateur installé sur le fond déjà terminé du futur réservoir. Bob fit le tour des installations pour se rendre compte de l’état des travaux et de l’installation électrique. Puis il alla du côté où on allait couler le béton. Le coffrage de grosses planches était déjà installé, à demi appuyé contre la brèche faite dans la colline, et l’on achevait de mettre en place les glissières par où serait amené le béton. Il rencontra son père à plusieurs reprises sans échanger une parole.
Comme tous les hommes présents sur le chantier, Kinnaird était beaucoup trop occupé pour défendre à son fils d’aller à tel ou tel endroit. Il avait passé ses diplômes d’ingénieur, mais faisait comme tout le monde dans l’île et ne refusait jamais son aide lorsqu’un travail se présentait. Pour une fois il pouvait se servir de ce qu’il avait appris et en profitait largement, surveillant le moindre détail. Le Chasseur l’apercevait de temps à autre lorsque Bob regardait à peu près du bon coté et l’on avait l’impression que Kinnaird ne pouvait demeurer une minute en place. Il grimpait tout en haut des échelles afin de vérifier l’écartement du coffrage, descendait au fond du trou béant que le béton allait bientôt remplir, escaladait la colline pour aller vérifier la composition du mélange que produisaient les bétonnières, appuyait son œil contre le viseur d’un théodolite afin de vérifier un angle. De plus il surveillait constamment le niveau de l’essence dans le réservoir du générateur et allait même faire un tour du côté de la scie circulaire où on achevait de couper à la bonne dimension les dernières planches. Normalement, il aurait fallu plusieurs hommes pour faire tout ce travail, mais lui était partout à la grande inquiétude du Chasseur qui le surveillait constamment. Celui-ci estima d’ailleurs qu’il avait mal jugé M. Kinnaird en lui reprochant de laisser son fils aller dans les endroits dangereux. La nature de M. Kinnaird ne lui permettait pas de voir où était le danger. Allons ! Le Chasseur devrait faire des heures supplémentaires ! Il faudrait quand même qu’un jour il finisse par convaincre Bob de la nécessité où il se trouvait de faire attention à lui sans compter sur les autres. Et pourtant on ne pouvait pas lui en vouloir d’être ainsi. Depuis quinze ans il avait sous les yeux l’exemple de son père qui ne reculait devant rien.
M. Kinnaird n’avait quand même pas oublié totalement la présence de son fils. Bob réussit à dissimuler un premier bâillement, mais ne put empêcher son père de voir qu’il était fatigué. Celui-ci savait que le manque de sommeil pouvait avoir des effets néfastes sur l’équilibre de quelqu’un et il ne voulait pas que les plaisanteries lancées par ses amis prennent une signification tragique.