« Il faut que je rentre à la maison ? demanda Bob, moi qui voulais tant voir une coulée de béton !
— De toute façon tu ne pourras rien voir si tu ne te reposes pas un peu. Inutile de remonter à la maison ; cesse simplement de te balader partout et tâche de faire un somme dans un coin. Il existe un endroit parfait vers le haut de la colline d’où l’on voit tout ce qui se passe en bas sans se fatiguer. Si tu le désires absolument, je te réveillerai avant la coulée. »
Bob ne répondit pas. Il était à peine dix heures et il n’aurait jamais accepté en temps ordinaire d’aller se coucher si tôt. Mais ces quelques derniers jours avaient apporté un changement total dans ses activités, en passant de la routine du collège à la vie de l’île. Il commençait à en ressentir les effets et en outre, il savait très bien que mieux valait ne pas se dresser contre son père.
Il grimpa donc le long de la colline et découvrit près du sommet un endroit répondant à la description faite par son père. S’allongeant dans l’herbe, il se cala la tête dans les mains et contempla le chantier brillamment illuminé qui s’offrait à sa vue en contrebas.
D’où il se trouvait, l’on apercevait toute la scène d’un seul coup d’œil, il avait un peu l’impression d’être installé dans une avant-scène surplombant un plateau de théâtre violemment éclairé. Seule la zone qui s’étendait au pied même du mur en construction échappait à sa vue, mais il avait assez à voir ailleurs pour ne pas s’arrêter à ce détail. En dehors des travaux proprement dits, un autre spectacle s’offrait à son regard. On apercevait la faible lueur du lagon sur lequel se silhouettaient les gros réservoirs au-delà desquels on apercevait la bande brillante des vagues se brisant sur les rochers. Bob pouvait entendre l’assaut furieux de la mer et il écouta un moment ; mais comme tous les gens de l’île, il était tellement habitué à ce bruit, qu’il ne le remarquait plus. À sa gauche quelques lumières perçaient la nuit. On apercevait d’abord celles de l’appontement qui formaient comme une longue guirlande, puis çà et là les fenêtres éclairées de quelques maisons dont on distinguait vaguement les formes. De l’autre côté, vers l’est, l’obscurité reprenait ses droits.
En dépit de sa décision bien arrêtée de se reposer simplement et de surveiller ce qui se passait, Bob dormait profondément lorsque son père monta le chercher.
M. Kinnaird s’approcha en silence de son fils et le considéra quelques instants, un sourire indéfinissable sur les lèvres. Lorsque le bruit des bétonnières devint brusquement plus fort, M. Kinnaird tapota la joue du garçon endormi. N’obtenant pas de réponse il le secoua doucement. Bob poussa alors un long soupir en bâillant et ouvrit les yeux. Il lui fallut une ou deux secondes pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, puis d’un bond, il se mit sur ses pieds.
« Merci, papa. Je croyais pourtant bien ne pas m’endormir. Est-ce qu’il est tard ? Et la coulée ?
— On va commencer. »
M. Kinnaird ne se livra à aucun commentaire sur le sommeil qui avait terrassé son fils. Il n’avait qu’un seul garçon, mais connaissait la mentalité des enfants.
« Il faut que je retourne là-bas, dit-il. Tu vas sans doute rester au-dessus. Je veux simplement savoir où tu te trouveras au cas où il t’arriverait quelque chose. »
Et devisant gaiement ils descendirent la colline. Parvenus près des bétonnières, M. Kinnaird obliqua vers la gauche pour descendre vers la base du réservoir tandis que Bob restait près des machines. Celles-ci tournaient déjà depuis quelque temps et toutes les lumières disponibles avaient été rassemblées autour. On y voyait comme en plein jour. Les machines recevaient par en haut d’énormes quantités de sable et de ciment provenant de tas précédemment installés. L’eau était pompée dans une des cuves de l’appareil de distillation construit près du lagon. Un flot lent et ininterrompu de béton d’un gris blanc sortait sous les machines pour aller se déverser entre les planches soigneusement jointes du coffrage. Une fine poussière de ciment s’élevait peu à peu et obscurcissait la scène. Les hommes travaillant aux machines portaient des lunettes de protection, mais Bob n’avait pas songé à en prendre et ses yeux commençaient à le piquer. Le Chasseur esquissa une vague tentative pour y remédier, mais il s’aperçut qu’en étalant une portion de son corps à l’extérieur des yeux de Bob, celui-ci sentirait sa vue se modifier, et somme toute, mieux valait laisser les glandes lacrymales remplir leur fonction. Le Chasseur fut assez satisfait de voir que son hôte remontait légèrement sur la colline pour éviter le ciment qui voltigeait. En effet, Bob avait observé la scène sans prendre la moindre précaution et plusieurs ouvriers avaient dû le rappeler à l’ordre assez brutalement.
Peu avant minuit, la coulée était presque achevée et M. Kinnaird se mit à la recherche de son fils qu’il trouva bientôt profondément endormi. Contrairement à ce qu’il avait dit, il ne laissa pas son fils rentrer à pied.
XIV
ACCIDENTS
Le dimanche matin les garçons se rencontrèrent. Les bicyclettes furent dissimulées à l’endroit prévu et chacun ayant pris son déjeuner habituel, toute la troupe se précipita vers la crique où se trouvait le bateau. Tous se mirent en costume de bain sauf Bob qui préféra conserver sa chemise et son pantalon, car son coup de soleil n’était pas encore parvenu au stade où l’on pouvait l’exposer impunément.
Bob et Malmstrom prirent les avirons et se mirent à ramer en longeant la côte vers le nord-ouest. Ils s’arrêtèrent un instant à l’aquarium de Hay pour goûter l’eau qui avait repris, cette fois, sa saveur ordinaire. Puis ils dirigèrent l’embarcation entre les petites îles pour atteindre l’extrémité nord de la plage. Parvenus à l’endroit où le passage donnait sur la pleine mer, ils furent drossés par les vagues. Ils descendirent alors dans l’eau et, mouillés jusqu’à la ceinture, poussèrent le bateau pour franchir les cinq cents mètres qui les séparaient du passage. Parvenus à un autre lagon, ils embarquèrent de nouveau et commencèrent à explorer les récifs du sud de l’île. La barrière de corail s’étendait beaucoup plus près de la terre, de ce côté-là de l’île. Le lagon qu’elle enserrait ne dépassait pas quelques centaines de mètres et on en comptait cinq cents à l’endroit le plus large. Les petites îles semblaient également beaucoup moins nombreuses, car le récif était constitué dans sa plus grande partie par des entrelacs de coraux dont on n’apercevait le sommet qu’à marée basse. Pourtant le récif était assez étendu pour opposer un obstacle aux vagues les plus fortes. Les garçons trouvèrent que l’endroit n’était guère facile à explorer, car les rochers à fleur d’eau étaient nombreux, rendant souvent impossible le passage du bateau. À certains moments, il fallait que l’un d’eux enfilât ses chaussures pour descendre sur les coraux et remettre l’embarcation dans la bonne voie.
Bob ne se préoccupait plus de trouver des indices sur le fugitif qui n’avait sans doute pas pu venir jusque-là. En revanche Hay avait apporté tout un assortiment de boîtes et de récipients, car il espérait découvrir des spécimens rares pour son aquarium. Tous les garçons paraissent heureux, car cet endroit était assez peu fréquenté et ils avaient l’impression de se lancer véritablement à l’aventure.
Ils avaient déjà parcouru plus d’un kilomètre sur le récif et la chance semblait sourire particulièrement à Hay dont les boîtes étaient presque toutes pleines, et certaines de poissons inconnus. Hay proposait de rentrer assez rapidement afin d’avoir le temps d’installer le grillage à son aquarium, car tous estimaient que l’étroite ouverture pratiquée dans le ciment était suffisante. Ses camarades voulaient évidemment s’en tenir au programme fixé. Ils discutèrent de l’emploi du temps de l’après-midi en pique-niquant sur l’une des rares petites îles où assez de terre s’était rassemblée pour que poussât un semblant de végétation. Et pourtant, ils ne continuèrent pas leur exploration et le brave Hay ne put pas augmenter ses collections !