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Teroa était assez près maintenant. Son visage semblait vide de toute expression, ce qui surprenait d’autant plus qu’en général il rayonnait de bonne humeur. Il répondit à peine aux bonjours que lui lancèrent ses camarades et deux ou trois d’entre eux, se rendant compte que quelque chose n’allait pas, eurent le tact de ne se livrer à aucun commentaire. Mais le mot tact était inconnu de Rice.

Le jeune garçon travaillant à une trentaine de mètres plus bas que l’échelle de Bob, s’affairait toujours à dresser des étais en se servant d’une énorme masse qui paraissait ridiculement grosse aux mains de Rice, demeuré assez chétif pour son âge. Dès qu’il aperçut Teroa, il lui lança :

« Salut, Charlie, tu es paré pour ton voyage au long cours ? »

Le visage de Charles Teroa demeura sans expression et il répondit d’une voix blanche : « Je ne pars plus.

— Pourquoi ? Il n’y avait pas assez de lits à bord ? » La plaisanterie était cruelle et Rice la regretta dès qu’elle eut franchi ses lèvres, car au fond c’était un bon garçon qui aimait bien ses camarades. Il n’eut le temps ni de se reprendre, ni de s’excuser.

Comme Bob le pensait, Teroa venait de voir le docteur Seever. Depuis des mois le jeune garçon avait désiré la place qu’on lui offrait et il préparait son départ depuis huit jours. Le pire était qu’il l’avait annoncé à tout le monde. En lui déclarant qu’il devait attendre le prochain voyage pour partir, le médecin lui avait porté un coup terrible. Il ne parvenait pas à trouver une raison à cette décision et s’était promené sans but pendant une heure après avoir quitté le cabinet du docteur. Sans penser où il allait, il s’était dirigé vers le chantier de construction. S’il s’était rendu compte de l’endroit où le menaient ses pas, il aurait certainement rebroussé chemin pour éviter de se trouver en face de la foule des travailleurs et des enfants qui se rassemblaient toujours là-bas. Dans l’état d’esprit où il se trouvait, il voulait certainement ne voir personne. Plus il y songeait, plus la décision du docteur lui semblait injuste, et une sourde colère le travaillait. Toute question de tact ou de courtoisie mise à part, la plaisanterie de Rice tombait très mal.

Charles Teroa ne prit pas le temps de réfléchir. Il se trouvait à un mètre ou deux de Rice et sa réaction fut immédiate : il bondit en avant et frappa.

Bien que plus jeune, Rice avait des réflexes rapides et c’est ce qui le sauva. Il put encaisser le premier coup sans trop de mal. Teroa avait frappé de toutes ses forces et Rice tomba à la renverse en laissant échapper la masse, puis leva les bras au-dessus de lui pour se protéger. Teroa, perdant tout contrôle de lui-même, se précipita de nouveau les poings en avant. Toutes les personnes présentes reculèrent vers le coffrage.

L’ouvrier que Rice aidait était trop loin pour s’interposer immédiatement ainsi que Bob qui n’eut pas le temps de descendre de son échelle. Quant aux autres, ils ne s’étaient pas encore aperçus de ce qui se passait. Le combat se déroulait et les adversaires y mettaient toute la violence dont ils étaient capables. Au début Rice demeura sur la défensive, mais s’énerva très rapidement lorsque le poing de Teroa, déjouant sa garde, vint le frapper violemment sur les côtes.

Teroa, de trois ans plus âgé que Rice, était plus grand, et ses coups portaient mieux. Ni l’un ni l’autre ne connaissaient grand-chose à la boxe, mais certains coups atteignaient malgré tout leur but. Teroa toucha plusieurs fois son adversaire au visage tout en recevant un certain nombre de coups bien appliqués. L’un d’eux vint le frapper en plein plexus solaire et il demeura quelques instants à reprendre sa respiration.

Sans le faire exprès, il fit un pas en arrière et porta les mains à sa poitrine. Rice comprit que le combat pouvait tourner à son avantage et il réagit aussi rapidement qu’aurait pu le faire un boxeur bien entraîné. À peine la garde de Teroa s’était-elle abaissée que le poing gauche de Rice se détendit, poussé par toute la force des muscles de son épaule et vint frapper en plein le nez de son adversaire. Le coup était joli et Rice qui, jusque-là, n’avait pas eu de motif de se réjouir particulièrement, s’en souvint toujours par la suite avec une certaine fierté. Sa satisfaction ne dura guère : Teroa récupéra rapidement ses esprits et répondit par un coup placé au même endroit. Ce fut d’ailleurs la fin du combat. L’homme qui s’occupait des étais avait eu le temps de se ressaisir et venait de ceinturer Teroa par-derrière. Bob, dévalant quatre à quatre les barreaux de son échelle, entraînait Rice de l’autre côté. Les deux pugilistes ne firent, d’ailleurs, aucune tentative sérieuse pour s’échapper. L’interruption du combat leur donnait la possibilité de se retirer avec les honneurs de la guerre et tous deux semblaient un peu honteux de ce qu’ils avaient fait, quoiqu’il fût particulièrement difficile de découvrir une expression quelconque sur leurs visages tuméfiés.

Les enfants des alentours, qui s’étaient rassemblés dès le début du combat, acclamaient les deux boxeurs avec la même ardeur, mais les ouvriers qui accouraient semblaient beaucoup moins enthousiastes. Le père de Rice avait une telle expression sur son visage qu’il était facile de voir ce qu’il pensait de la conduite de son fils.

Le fils lui-même n’était pas très joli à regarder. Les meurtrissures commençaient déjà à prendre une belle couleur pourpre qui contrastait étrangement avec les cheveux roux et le sang coulait à flots de son nez. Les coups qu’avait reçus son adversaire étaient pour la plupart cachés par sa chemise, mais son nez saignait avec la même ardeur, ce qui était tout à l’honneur de l’habileté de Rice. Le père de ce dernier resta quelques instants devant son rejeton à le considérer en silence. Il n’avait pas l’intention de dire exactement à son fils ce qu’il pensait, réservant ses paroles pour plus tard. Au bout de quelques instants il déclara simplement :

« Kenneth, tu ferais bien d’aller te laver le visage et d’essayer de détacher ta chemise avant de rentrer à la maison. Je te parlerai plus tard. » Puis faisant demi-tour il ajouta en direction de Teroa : « Charles, je crois que tu ferais bien d’aller avec lui et d’en faire autant. En outre j’aimerais savoir ce qui s’est passé exactement, et quelle est la cause de cette stupidité. »

Les deux garçons ne répondirent pas et descendirent vers le lagon, assez contents d’eux-mêmes au fond. Bob, Norman et Hugh les suivirent. Ils avaient tous trois assisté à la bagarre dès le début et n’avaient nullement l’intention d’en parler avant que les principaux intéressés se soient mis d’accord sur ce qu’il convenait de dire.

M. Kinnaird connaissait assez son fils pour deviner ce qu’il pensait et il fit le tour du réservoir pour s’approcher du groupe des enfants.

« J’ai du savon qui mousse à l’eau de mer dans la Jeep, déclara-t-il. Je vais vous le donner si l’un de vous veut bien porter cette lame de scie à M. Meredith. »

Il fit semblant de lancer l’objet rond qu’il avait sous le bras et que personne n’avait encore remarqué. Colby s’approcha et glissant un doigt dans le trou de la lame circulaire se dirigea vers le haut de la colline pendant que M. Kinnaird faisait le tour du chantier pour rejoindre sa voiture.

Les garçons le remercièrent vivement pour le savon et en particulier Rice qui s’inquiétait beaucoup des réactions de sa mère à la vue de sa chemise tachée de sang. Une demi-heure plus tard les taches avaient disparu et il commença à se préoccuper des deux magnifiques cocards qu’il avait aux yeux. Par miracle, il avait encore le même nombre de dents, mais Bob et Norman, qui lui nettoyaient le visage, étaient d’accord pour estimer qu’il faudrait un certain temps avant qu’on ne lui pose plus de questions indiscrètes en le voyant. À ce point de vue Teroa était nettement mieux partagé. Il n’avait été touché qu’une seule fois à la figure et dans un jour ou deux les reflets bleuâtres auraient disparu.