Mais, brusquement, Bob descendit la pente de la colline. Près des bétonnières un certain nombre de chemises appartenant aux ouvriers étaient posées sur le sol. Bob, sans même se donner la peine de s’assurer si on ne le regardait pas, fouilla dans plusieurs poches et finit par trouver ce qu’il cherchait : une boîte d’allumettes. En se relevant il rencontra le regard du propriétaire de la chemise et, montrant la boîte au bout de son bras, il leva les sourcils en guise d’interrogation. L’homme acquiesça de la tête et retourna à son travail.
Le jeune garçon mit la boîte d’allumettes dans sa poche et revint un peu sur ses pas pour s’asseoir en un endroit d’où il pouvait ne pas perdre son père des yeux. Le moment qu’il attendait avec tant d’impatience arriva enfin. M. Kinnaird apparut en portant sur l’épaule un petit tonneau métallique et, comme Bob se levait pour mieux voir, son père disparut de l’autre côté du réservoir vers l’endroit où la Jeep était d’habitude arrêtée.
Bob se mit alors à errer sans but bien défini en conservant malgré tout son regard dirigé vers le pied de la colline. Il flânait depuis quelques minutes lorsqu’il aperçut tout en bas la petite voiture, avec son père au volant. Il n’y avait pas à se tromper sur l’endroit où il se rendait et, autant que pouvait s’en souvenir Bob, il fallait au moins une demi-heure pour faire le plein du petit tonneau. Peu après, la voiture disparut une fois de plus à l’horizon et Bob ne devait plus la revoir. Bob, en prenant un air dégagé, s’éloigna légèrement du chantier et dès qu’il se fut éloigné quelque peu il courut de toute la vitesse de ses jambes vers le bas de la colline. Un instant plus tard il se trouvait au début de la route pavée là où les hangars rouillés commençaient et, au grand étonnement du Chasseur, Bob se mit à les examiner tous avec beaucoup d’attention. Les premiers servaient à abriter du matériel de terrassement, d’autres étaient vides et l’on pouvait supposer que les machines qu’on rangeait là servaient en ce moment. Plus près des maisons l’on trouvait des dépôts d’essence et d’huile. Le jeune garçon examina les hangars un par un, puis s’arrêta pour regarder autour de lui et se plongea aussitôt dans un travail rapide.
Après avoir choisi un hangar vide, il commença à y porter des bidons de vingt litres et les entassa à côté de l’entrée. Le Chasseur était très étonné de le voir porter tant de bidons à la fois, mais le son que fit l’un d’eux en tombant, lui apprit qu’ils étaient vides. Lorsque le mur de bidons s’éleva plus haut que le jeune garçon lui-même, Bob se dirigea vers un autre hangar et lut avec beaucoup de soin les indications portées sur une autre pile de bidons. Selon toute apparence, tous ces bidons étaient pleins et contenaient ce que n’importe qui aurait appelé du pétrole, bien qu’en fait le liquide n’ait jamais vu le jour dans un puits de pétrole. Bob en prit deux et alla les placer sur la pyramide dressée précédemment, il en ouvrit un, en versa le contenu sur le tas de bidons et sur le sol. Le Chasseur fit brusquement le rapport entre les allumettes et la manœuvre du jeune garçon.
« Avez-vous l’intention d’y mettre le feu ? demanda-t-il. Dans ce cas, pourquoi les bidons vides ?
— Cela flambera bien assez fort et je n’ai pas l’intention de faire sauter cette partie de l’île.
— Alors où voulez-vous en venir ? Vous ne pouvez pas essayer de faire peur à votre criminel avec le feu sans risquer de mettre en danger la vie de votre père.
— Je le sais fort bien, mais je songe simplement à mettre mon père dans une situation telle que selon toute apparence il ne pourrait échapper à l’incendie. Le fugitif aura peut-être envie de s’enfuir alors. Je me tiendrai à côté avec un bidon d’essence et des allumettes.
— Bravo ! répondit le Chasseur d’un ton sarcastique. Et par quel moyen avez-vous l’intention de mettre votre père dans une telle situation ?
— Vous allez voir. »
Le Chasseur commença à se demander sérieusement ce que son hôte avait dans l’esprit. Bob posa alors un autre bidon sur le bûcher en prenant soin cette fois d’en prendre un contenant une huile assez épaisse. Il prit alors un autre bidon d’essence, dont il dévissa à demi le bouchon, et alla s’installer de l’autre côté de la route à un endroit d’où il pouvait apercevoir l’appontement. Il conservait son regard fixé dans cette direction en jetant de temps à autre un coup d’œil vers le nouveau réservoir en construction. Il savait très bien que si quelqu’un descendait à ce moment-là et découvrait le petit bûcher qu’il avait préparé, ses réponses risquaient fort de ne pas être convaincantes.
Il n’avait pas pris la peine de regarder l’heure lorsque son père était parti en Jeep et n’avait aucune idée du temps qu’il lui avait fallu pour mettre en place ces bidons. Aussi ne savait-il pas de quelle durée serait l’attente. Il n’osait donc pas bouger de l’endroit où il se trouvait. Le Chasseur s’était abstenu de poser d’autres questions, ce qui d’ailleurs valait mieux, car Bob n’avait pas l’intention d’y répondre. Il n’aimait pas beaucoup agir ainsi en ayant l’air de se méfier du Chasseur qu’il avait fini par aimer, mais la simple idée de tuer une créature intelligente commençait à l’inquiéter, maintenant que le dénouement approchait, et surtout il voulait être certain d’attaquer celui qu’il fallait détruire. Pour un garçon de son âge, Bob possédait un esprit remarquablement objectif.
À son grand soulagement la Jeep apparut enfin. Au moment où la voiture s’engageait sur la jetée, le jeune garçon traversa lentement la route en se dirigeant vers la pyramide de bidons, tout en suivant des yeux son père. Lorsque la voiture atteignit la côte, elle fut cachée par d’autres hangars et le jeune garçon, s’approchant de la pile de bidons toute dégoulinante de pétrole, sortit la boîte d’allumettes. Ce faisant, il murmura la réponse longtemps préparée, à la question du Chasseur qu’il sentait toute proche.
« Ce sera très simple de les faire venir ici, vous allez voir. Je vais me mettre dans le hangar entre les bidons ! »
Sur ces mots il sortit une allumette de la boîte. Il s’attendait vaguement, à cet instant précis, à perdre tout contrôle de ses membres, car dans le cas où le Chasseur n’aurait pas été véritablement l’ami qu’il affirmait être, il n’aurait jamais laissé Bob gratter une allumette. Bob avait volontairement évité d’aller jusqu’au fond du hangar où il savait trouver plusieurs fenêtres, car le Chasseur ne devait pas savoir qu’elles existaient. Bob ne songea nullement qu’un criminel de l’espèce du fugitif aurait l’esprit assez prompt pour comprendre que Bob s’était réservé une voie de salut et qu’il pouvait ne pas être dupe du bluff du jeune garçon. Celui-ci avait prévu que sa phrase ne laisserait pas au Chasseur le temps de réfléchir. Deux éventualités s’offraient alors : ou il faisait confiance au garçon, ou il le paralysait sur-le-champ. Le projet péchait par certains côtés et Bob le savait bien, mais dans l’ensemble on pouvait en attendre des résultats certains.
Sans rien ressentir en lui, il frotta une allumette. Il se baissa et plongea la pointe enflammée dans une petite mare de pétrole. L’allumette s’éteignit aussitôt.
Tremblant d’anxiété, car la Jeep pouvait apparaître au coin de la route d’un moment à l’autre, Bob gratta une autre allumette et l’approcha cette fois d’un endroit ou le liquide, s’étant un peu infiltré dans le sol, n’avait plus laissé qu’une mince couche. Cette fois-ci une flamme s’éleva avec un « whoush » bruyant. Un instant plus tard, la pyramide flambait.
Bob sauta à l’intérieur du hangar avant que les flammes n’en aient interdit l’entrée et il resta là, à quelques pas de la chaleur déjà forte, en surveillant la route.