« Tu ne gêneras point ton hôte. »
Il avait autant besoin de nourriture que d’oxygène. Il aurait pu évidemment dévorer avec une satisfaction réelle les tissus les plus variés qui l’entouraient, mais la loi lui imposait de faire un choix. En dehors de lui-même, il existait certainement d’autres corps étrangers dans cet organisme, et très logiquement il décida d’en faire son menu, car en les faisant disparaître, il éliminerait ainsi les menaces qui pouvaient peser sur la santé de son hôte, et par là même il assurait sa propre tranquillité. L’identification des autres intrus ne devait pas être difficile. Tout ce que les leucocytes attaqueraient devait devenir immédiatement la proie toute désignée du Chasseur. Aussi minces que puissent être ses besoins, les microbes locaux ne suffiraient probablement pas à le nourrir pendant longtemps et il se verrait dans l’obligation de se tapir à un endroit quelconque du tube digestif. Il n’en résulterait aucun dommage pour son hôte, sauf une très légère augmentation de l’appétit.
Durant plusieurs heures, l’exploration se poursuivit en même temps que les assimilations nécessaires. Le Chasseur sentit que son hôte venait de s’éveiller et commençait à bouger. Cependant il n’avait fait aucun effort pour aller voir ce qui se passait à l’extérieur. Le Chasseur avait un problème particulièrement difficile à résoudre et bien qu’il ait pu trouver très rapidement le moyen de triompher des leucocytes, son pouvoir d’attention et de réflexion était très limité, contrairement aux apparences. Son triomphe sur les leucocytes avait été, à vrai dire, une action automatique, un peu comme celle d’un homme qui continue une conversation en montant un escalier.
Grâce aux filaments issus de sa chair, filaments beaucoup plus fins que les neurones, le Chasseur construisit peu à peu un réseau très serré dans tout le corps de Bob. Par l’intermédiaire de ce filet, le Chasseur en vint peu à peu à découvrir le but et l’emploi ordinaire de tous les muscles, glandes et organes sensoriels. Durant cette période, la plus grande partie de son être demeura dans la cavité abdominale, et ce n’est que soixante-douze heures après son entrée dans le corps qu’il sentit sa position assez solide pour reporter son attention sur ce qui se passait au-dehors.
Comme dans le cas du requin, il se mit en devoir d’occuper l’espace qui existait derrière les cellules rétiniennes du garçon. Le Chasseur était à même de tirer meilleur parti des yeux de Bob que Bob lui-même. L’œil humain, en effet, ne perçoit les détails des objets que si leur image se forme sur une surface de plus d’un millimètre sur la rétine. Le Chasseur, en revanche, pouvait se servir de toute la surface, ce qui lui donnait un champ de vision considérablement plus large. Il pouvait donc voir des objets que Bob ne voulait pas regarder. Cette possibilité se révélait très appréciable, en effet la plupart des spectacles qui devaient l’intéresser au plus au point étaient beaucoup trop familiers aux humains pour attirer l’attention de Bob.
Le Chasseur pouvait entendre vaguement à l’intérieur du corps humain, mais il estima beaucoup plus utile d’établir un contact direct avec les os de l’oreille moyenne. À présent, entendant aussi bien et voyant mieux que son hôte, il était prêt à pousser son enquête sur cette planète où le sort l’avait jeté. « Il n’y a plus de raison, songea-t-il, pour retarder encore les recherches et la destruction du criminel issu de ma propre race qui erre à présent en liberté. » Il commença à regarder et à écouter. Le Chasseur avait toujours considéré sa recherche comme une simple routine, car d’autres problèmes similaires s’étaient déjà présentés à lui auparavant. Il avait vaguement espéré, qu’en jetant un regard hors du corps de Bob, il découvrirait presque aussitôt son fugitif qu’il ferait disparaître par les moyens ordinaires, sans se souvenir que tout son équipement gisait à présent au fond de la mer. Ce point de vue était excusable chez un navigateur de l’Espace, mais ne pouvait certainement pas s’appliquer à un détective. Il avait commis l’erreur de considérer la planète comme un monde très limité et de penser que ses recherches seraient pratiquement terminées dès qu’il en aurait exploré une partie. Sa déception fut rude lorsqu’il hasarda un regard vers l’extérieur, le premier depuis sa rencontre avec Bob Kinnaird. L’image dessinée sur leurs rétines communes représentait l’intérieur d’un objet cylindrique ayant de vagues analogies avec son engin inter-spacial. Plusieurs rangées de sièges étaient occupées par des êtres humains. Sur le côté se trouvaient des hublots à travers lesquels Bob regardait. Les suppositions qui avaient germé dans l’esprit du Chasseur se trouvèrent immédiatement confirmées par ce qui s’offrait à sa vue dans l’encadrement du hublot. Ils se trouvaient à bord d’un avion volant à très haute altitude, à une vitesse et dans une direction que le Chasseur n’était pas en mesure d’estimer. Se mettre tout de suite à la recherche du fugitif ? Peut-être, mais il lui fallait tout d’abord découvrir le continent où celui-ci s’était réfugié.
Le vol dura encore plusieurs heures et le Chasseur abandonna rapidement l’essai qu’il faisait d’essayer de se souvenir des points de repère aperçus en dessous.
Un ou deux endroits, cependant, se fixèrent dans son esprit, qui pourraient éventuellement lui donner l’indication de la direction prise par l’appareil. Il lui fallait surtout se souvenir du temps écoulé plutôt que de l’endroit où il se trouvait. Et lorsqu’il serait plus familiarisé avec le mode de vie des humains, il se promettait de découvrir où se trouvait son hôte au moment où il avait pénétré à l’intérieur.
Même sans points de repère, le paysage était intéressant à voir. Pour un étranger, cette planète semblait offrir des aperçus toujours nouveaux : montagnes, plaines, rivières et lacs étaient visibles presque en même temps et laissaient parfois la place à des forêts et des prairies. Le regard portait à des kilomètres à travers un ciel limpide comme du cristal ou bien se voyait arrêté de temps à autre par d’énormes nuages cotonneux. La machine qui les transportait valait également que l’on s’y arrêtât un instant. Le Chasseur ne pouvait pas en voir beaucoup par le hublot de Robert, mais le peu qu’il apercevait lui semblait très révélateur. Une aile de métal s’allongeait à partir du cylindre dans lequel ils se trouvaient. Les renflements contenaient certainement les moteurs devant lesquels quelque chose paraissait tourner à une grande vitesse. L’appareil, selon toute vraisemblance, était symétrique et le Chasseur estima qu’il y avait quatre moteurs. Il ne parvenait pas à juger de la quantité d’énergie gaspillée par ces moteurs en chaleur et en bruit, car selon lui la cabine était insonorisée et pressurisée. Dans son ensemble, la machine laissait supposer que cette race avait atteint un stade assez avancé dans le domaine des réalisations mécaniques, et une nouvelle idée germa dans l’esprit du Chasseur : pourquoi n’essaierait-il pas d’entrer en rapport avec son hôte afin de lui demander de l’aider dans ses recherches ? Il y avait là une possibilité à étudier de très près.