Il apprit à lire de plus en plus vite, car plus le Chasseur connaissait de mots, plus il pouvait en deviner d’autres d’après le contexte. Vers le début de décembre, deux mois après la rentrée des classes, le vocabulaire du Chasseur était à peu près celui que peut posséder un enfant de dix ans assez intelligent, quoique certains mots ne fussent pas très précis dans son esprit. Il connaissait beaucoup trop de termes scientifiques et avait des trous dans les domaines moins spécialisés. De plus, le sens qu’il donnait à de nombreux termes était en général beaucoup trop savant alors qu’on les employait souvent dans des acceptions différentes. Par exemple il croyait que le mot « travail » signifiait simplement : force, temps, distance.
Bientôt, il avait atteint un stade où les mots avaient un sens profond pour lui et il prit de plus en plus l’habitude d’essayer de comprendre une expression qu’il ignorait encore, d’après les phrases précédentes, ce qui le conduisait souvent à commettre des erreurs, car il ignorait tout du langage figuré. Vers la fin du mois, alors que l’étrange petit être avait totalement oublié la raison de sa venue sur la Terre (tant était grand son plaisir d’apprendre), une interruption se produisit brusquement dans son éducation. Le Chasseur se rendit compte qu’il ne devait s’en prendre qu’à sa propre négligence, ce qui le ramena à un sens plus étroit de son devoir. Robert Kinnaird faisait partie de l’équipe de football de l’école. Profondément intéressé comme il l’était par la bonne santé physique de son hôte, le Chasseur désapprouvait ce jeu, bien qu’il se rendît compte que les muscles des humains devaient avoir une certaine activité. Le match final de la saison se jouait vers la mi-décembre et personne n’était plus heureux que le Chasseur de voir se terminer la saison de football. Et pourtant il s’était réjoui trop tôt.
Au moment le plus important de la partie, Bob glissa malencontreusement et se foula assez sérieusement la cheville pour être obligé de rester au lit durant plusieurs jours. Le Chasseur se sentit un peu responsable de cet accident, car s’il avait pu le prévoir deux ou trois secondes plus tôt, il aurait resserré le réseau de ses propres tissus qui existait autour des articulations et des tendons du jeune garçon. Sa force physique n’était évidemment pas démesurée et son intervention n’aurait peut-être servi à rien, néanmoins il regrettait de n’avoir pas tenté quelque chose. À présent que l’accident était arrivé, il n’y avait plus rien à faire. Le danger d’infection n’était même pas à craindre puisque la peau n’avait pas été atteinte.
Le repos forcé de Bob rappela le Chasseur à ses devoirs envers son hôte et aussi à ses obligations de policier. Et une fois de plus, il passa en revue tout ce qu’il avait appris et tout ce qui pouvait avoir un rapport quelconque avec le devoir qui lui restait à accomplir. À sa grande surprise, il vit qu’au fond les données les plus élémentaires lui manquaient. Il ne savait même pas où se trouvait le jeune garçon lorsqu’il l’avait choisi pour domicile.
Peu après, il apprit tout à fait par hasard, à la suite d’une remarque adressée à Bob par l’un de ses amis, que l’endroit où Bob avait passé ses vacances était une île. Cette information éclairait l’affaire d’un jour nouveau, car si le fugitif était tombé à la même place que le Chasseur, il devait s’y trouver encore. S’il avait réussi à quitter l’île on pourrait toujours retrouver le moyen qu’il avait emprunté. Le Chasseur se souvenait encore avec trop de précision de son aventure avec le requin pour admettre que l’autre ait pu réussir à s’éloigner dans un poisson. D’autre part il n’avait jamais entendu parler d’une créature à sang chaud et à poumons qui puisse vivre dans l’eau. Dans toutes les conversations de Bob et dans ses lettres, il n’avait jamais été question de baleine ou de phoque.
Si le fugitif était entré, lui aussi, dans un corps humain, ce dernier n’avait pu quitter l’île par ses propres moyens, il serait sans doute facile de retrouver une trace du bateau ou de l’avion qui l’avait emmené. Ses pensées étaient assurément réconfortantes et le Chasseur ne devait pas en avoir d’autres aussi agréables pendant un certain temps.
Pour pouvoir revenir sur l’île en question, le premier point était de savoir où elle se trouvait. Bob recevait fréquemment des lettres de ses parents, mais il fallut quelque temps au Chasseur pour s’en rendre compte. En effet il éprouvait beaucoup de difficultés à lire l’écriture manuscrite et, d’autre part, il ignorait les relations qui existaient entre Bob et les personnes envoyant les lettres. Il n’éprouvait aucun scrupule à prendre connaissance du courrier de Bob, mais avait simplement du mal à le lire. Bob écrivait également à ses parents, à intervalles un peu plus irréguliers il est vrai, mais ils n’étaient pas ses seuls correspondants. Ce ne fut que vers la fin de janvier que le Chasseur s’aperçut que la plupart des lettres reçues ou envoyées par le jeune garçon provenaient ou allaient à la même adresse.
Cette découverte s’expliqua d’elle-même lorsque le jeune garçon reçut une machine à écrire comme cadeau de Noël. Il était difficile d’affirmer que ses parents avaient voulu lui faire ainsi un reproche discret, mais en tout cas le Chasseur lut beaucoup plus facilement tout le courrier. Il s’aperçut très vite que la plupart des lettres étaient adressées à M. et Mme Arthur Kinnaird. Ses observations précédentes l’avaient mis au courant de l’habitude qui existait chez les humains de conserver le même nom de père en fils. En outre, la formule de politesse ne permettait aucun doute sur les liens qui unissaient le jeune garçon et les destinataires des lettres. On pouvait supposer à juste titre que Bob passerait l’été avec ses parents.
Où se trouvait l’île, comment s’y rendait-on ? Le Chasseur n’en savait toujours rien. Cependant, il pouvait affirmer d’après la longueur du trajet aérien qu’elle se situait à une grande distance de l’école où il vivait en ce moment avec Bob. Ce dernier y retournerait vraisemblablement au cours des prochaines vacances, mais alors le fugitif aurait plus de cinq mois pour se mettre définitivement à l’abri. Trop de temps avait déjà été perdu !
Une énorme mappemonde trônait au milieu de la grande salle de la bibliothèque du collège, dont les murs étaient couverts d’une multitude de cartes géographiques. Malheureusement Robert n’accordait jamais qu’un coup d’œil distrait aux cartes et à la mappemonde. Le Chasseur se sentait devenir fou en passant chaque jour si près de ce qu’il voulait voir, sans jamais y parvenir. À mesure que le temps passait, l’envie se faisait de plus en plus forte en lui, d’agir sur les petits muscles qui commandaient la direction du regard de son hôte. Cette idée pouvait être très dangereuse, mais, bien que remarquablement intelligent, le Chasseur était malgré tout à la merci d’une émotion très puissante qui le ferait agir un peu malgré lui.
Le Chasseur se maîtrisa, du moins partiellement, car il parvint à conserver le contrôle de ses actes, mais à mesure que sa patience s’émoussait à ce petit jeu, il en vint à examiner sous un jour de plus en plus favorable ce qui a priori semblait une idée complètement folle. Pourquoi ne pas entrer en communication avec son hôte et se servir du concours d’un être humain ? « Après tout, se dit le Chasseur, je ne veux quand même pas passer le reste de mes jours à regarder le monde avec les yeux de Bob, d’autant plus que ce dernier promet de vivre longtemps et que rien ne prouve qu’un jour ou l’autre je m’approcherai de l’endroit où vit le fugitif, ni que je pourrai faire quelque chose pour le retrouver. »