Il est d’autres monuments oranais. Ou du moins, il faut bien leur donner ce nom puisque eux aussi témoignent pour leur ville, et de façon plus significative peut-être. Ce sont les grands travaux qui recouvrent actuellement la côte sur une dizaine de kilomètres. En principe, il s’agit de transformer la plus lumineuse des baies en un port gigantesque. En fait, c’est encore une occasion pour l’homme de se confronter avec la pierre.
Dans les tableaux de certains maîtres flamands on voit revenir avec insistance un thème d’une ampleur admirable: la construction de la Tour de Babel[28]. Ce sont des paysages démesurés, des roches qui escaladent le ciel, des escarpements où foisonnent ouvriers, bêtes, échelles, machines étranges, cordes, traits. L’homme, d’ailleurs, n’est là que pour faire mesurer la grandeur inhumaine du chantier. C’est à cela qu’on pense sur la corniche oranaise, à l’ouest de la ville.
Accrochés à d’immenses pentes, des rails, des wagonnets, des grues, des trains minuscules… Au milieu d’un soleil dévorant, des locomotives pareilles à des jouets contournent d’énormes blocs parmi les sifflets, la poussière et la fumée. Jour et nuit, un peuple de fourmis s’activent sur la carcasse fumante de la montagne. Pendus le long d’une même corde contre le flanc de la falaise, des dizaines d’hommes, le ventre appuyé aux poignées des défonceuses automatiques, tressaillent dans le vide à longueur de journée, et détachent des pans entiers de rochers qui croulent dans la pousière et les grondements. Plus loin, des wagonnets se renversent au-dessus des pentes, et les rochers, déversés brusquement vers la mer, s’élancent et roulent dans l’eau, chaque gros bloc suivi d’une volée de pierres plus légères. À intervalles réguliers, dans le cœur de la nuit, en plein jour, des détonations ébranlent toute la montagne et soulèvent la mer elle-même.
L’homme, au milieu de ce chantier, attaque la pierre de front. Et si l’on pouvait oublier, un instant au moins, le dur esclavage qui rend possible ce travail, il faudrait admirer. Ces pierres, arrachées à la montagne, servent l’homme dans ses desseins. Elles s’accumulent sous les premières vagues, émergent peu à peu et s’ordonnent enfin suivant une jetée, bientôt couverte d’hommes et de machines, qui avancent jour après jour, vers le large. Sans désemparer, d’énormes mâchoires d’acier fouillent le ventre de la falaise, tournent sur elles-mêmes, et viennent dégorger dans l’eau leur tropplein de pierrailles. À mesure que le front de la corniche s’abaisse, la côte entière gagne irrésistiblement sur la mer.
Bien sûr, détruire la pierre n’est pas possible. On la change seulement de place. De toute façon, elle durera plus que les hommes qui s’en servent. Pour le moment, elle appuie leur volonté d’action. Cela même sans doute est inutile. Mais changer les choses de place, c’est le travail des hommes: il faut choisir de faire cela ou rien. Visiblement, les Oranais ont choisi. Devant cette baie indifférente, pendant des années encore, ils entasseront des amas de cailloux le long de la côte. Dans cent ans, c’est-à-dire demain, il faudra recommencer. Mais aujourd’hui ces amoncellements de rochers témoignent pour les hommes au masque de poussière et de sueur qui circulent au milieu d’eux. Les vrais monuments d’Oran, ce sont encore ses pierres.
La Pierre D’Ariane
Il semble que les Oranais soient comme cet ami de Flaubert qui, au moment de mourir, jetant un dernier regard sur cette terre irremplaçable, s’écriait: «Fermez la fenêtre, c’est trop beau.» Ils ont fermé la fenêtre, ils se sont emmurés, ils ont exorcisé le paysage. Mais le Poittevin est mort, et, après lui, les jours ont continué de rejoindre les jours. De même, au-delà des murs jaunes d’Oran, la mer et la terre poursuivent leur dialogue indifférent. Cette permanence dans le monde a toujours eu pour l’homme des prestiges opposés. Elle le désespère et l’exalte. Le monde ne dit jamais qu’une seule chose, et il intéresse, puis il lasse. Mais, à la fin, il l’emporte à force d’obstination. Il a toujours raison.
Déjà, aux portes mêmes d’Oran, la nature hausse le ton. Du côté de Canastel, ce sont d’immenses friches, couvertes de broussailles odorantes. Le soleil et le vent n’y parlent que de solitude. Au-dessus d’Oran, c’est la montagne de Santa Cruz, le plateau et les mille ravins qui y mènent. Des routes, jadis carrossables, s’accrochent au flanc des coteaux qui dominent la mer. Au mois de janvier, certaines sont couvertes de fleurs. Pâquerettes et boutons do’r[29] en font des allées fastueuses, brodées de jaune et de blanc. De Santa Cruz, tout a été dit. Mais si j’avais à en parler, j’oublierais les cortèges sacrés qui gravissent la dure colline, aux grandes fêtes, pour évoquer d’autres pèlerinages. Solitaires, ils cheminent dans la pierre rouge, s’élèvent au-dessus de la baie immobile, et viennent consacrer au dénuement une heure lumineuse et parfaite.
Oran a aussi ses déserts de sable: ses plages. Celles qu’on rencontre, tout près des portes, ne sont solitaires qu’en hiver et au printemps. Ce sont alors des plateaux couverts d’asphodèles, peuplés de petites villas nues, au milieu des fleurs. La mer gronde un peu, en contrebas. Déjà pourtant, le soleil, le vent léger, la blancheur des asphodèles, le bleu cru du ciel, tout laisse imaginer l’été, la jeunesse dorée qui couvre alors la plage, les longues heures sur le sable et la douceur subite des soirs. Chaque année, sur ces rivages, c’est une nouvelle moisson de filles fleurs. Apparemment, elles n’ont qu’une saison. L’année suivante, d’autres corolles chaleureuses les remplacent qui, l’été d’avant, étaient encore des petites filles aux corps durs comme des bourgeons. À onze heures du matin, descendant du plateau, toute cette jeune chair, à peine vêtue d’étoffes bariolées, déferle sur le sable comme une vague multicolore.
Il faut aller plus loin (singulièrement près, cependant, de ce lieu où deux cent mille hommes tournent en rond) pour découvrir un paysage toujours vierge: de longues dunes désertes où le passage des hommes n’a laissé d’autres traces qu’une cabane vermoulue. De loin en loin, un berger arabe fait avancer sur le sommet des dunes les taches noires et beiges de son troupeau de chèvres. Sur ces plages d’Oranie, tous les matins d’été ont l’air d’être les premiers du monde. Tous les crépuscules semblent être les derniers, agonies solennelles annoncées au coucher du soleil par une dernière lumière qui fonce toutes les teintes. La mer est outremer, la route couleur de sang caillé, la plage jaune. Tout disparaît avec le soleil vert; une heure plus tard, les dunes ruissellent de lune. Ce sont alors des nuits sans mesure sous une pluie d’étoiles. Des orages les traversent parfois, et les éclairs coulent le long des dunes, pâlissent le ciel, mettent sur le sable et dans les yeux des lueurs orangées.
Mais ceci ne peut se partager. Il faut l’avoir vécu. Tant de solitude et de grandeur donne à ces lieux un visage inoubliable. Dans la petite aube tiède, passé les premières vagues encore noires et amères, c’est un être neuf qui fend l’eau, si lourde à porter, de la nuit. Le souvenir de ces joies ne me les fait pas regretter et je reconnais ainsi qu’elles étaient bonnes. Après tant d’années, elles durent encore, quelque part dans ce cœur aux fidélités pourtant difficiles. Et je sais qu’aujourd’hui, sur la dune déserte, si je veux m’y rendre, le même ciel déversera encore sa cargaison de souffles et d’étoiles. Ce sont ici les terres de l’innocence.
Mais l’innocence a besoin du sable et des pierres. Et l’homme a désappris d’y vivre. Il faut le croire du moins, puisqu’il s’est retranché dans cette ville singulière où dort l’ennui. Cependant, c’est cette confrontation qui fait le prix d’Oran. Capitale de l’ennui, assiégée par l’innocence et la beauté, l’armée qui l’enserre a autant de soldats que de pierres. Dans la ville, et à certaines heures, pourtant, quelle tentation de passer à l’ennemi! quelle tentation de s’identifier à ces pierres, de se confondre avec cet univers brûlant et impassible qui défie l’histoire et ses agitations! Cela est vain sans doute. Mais il y a dans chaque homme un instinct profond qui n’est ni celui de la destruction ni celui de la création. Il s’agit seulement de ne ressembler à rien. À l’ombre des murs chauds d’Oran, sur son asphalte poussiéreux, on entend parfois cette invitation. Il semble que, pour un temps, les esprits qui y cèdent ne soient jamais frustrés. Ce sont les ténèbres d’Eurydice et le sommeil d’Isis. Voici les déserts où la pensée va se reprendre, la main fraîche du soir sur un cœur agité. Sur cette Montagne des Oliviers, la veille est inutile; l’esprit rejoint et approuve les Apôtres endormis. Avaient-ils vraiment tort? Ils ont eu tout de même leur révélation.