Выбрать главу

«Certes, dit l’autre.

– Je veux dire, pouvez-vous porter condamnation totale?

– Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement.»

Doucement, Rieux dit qu’en effet une pareille condamnation serait sans fondement, mais qu’en posant cette question il cherchait seulement à savoir si le témoignage de Rambert pouvait ou non être sans réserves.

«Je n’admets que les témoignages sans réserves. Je ne soutiendrai donc pas le vôtre de mes renseignements.

– C’est le langage de Saint-Just», dit le journaliste en souriant.

Rieux dit sans élever le ton qu’il n’en savait rien, mais que c’était le langage d’un homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l’injustice et les concessions. Rambert, le cou dans les épaules, regardait le docteur.

«Je crois que je vous comprends», dit-il enfin en se levant.

Le docteur l’accompagnait vers la porte:

«Je vous remercie de prendre les choses ainsi.»

Rambert parut impatienté:

«Oui, dit-il, je comprends, pardonnez-moi ce dérangement.»

Le docteur lui serra la main et lui dit qu’il y aurait un curieux reportage à faire sur la quantité de rats morts qu’on trouvait dans la ville en ce moment.

«Ah! s’exclama Rambert, cela m’intéresse.»

À dix-sept heures, comme il sortait pour de nouvelles visites, le docteur croisa dans l’escalier un homme encore jeune, à la silhouette lourde, au visage massif et creusé, barré d’épais sourcils. Il l’avait rencontré, quelquefois, chez les danseurs espagnols qui habitaient le dernier étage de son immeuble. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernières convulsions d’un rat qui crevait sur une marche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peu appuyé[34] de ses yeux gris, lui dit bonjour et ajouta que cette apparition des rats était une curieuse chose.

«Oui, dit Rieux, mais qui finit par être agaçante.

– Dans un sens, Docteur, dans un sens seulement.

Nous n’avons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui, positivement intéressant.»

Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arrière, regarda de nouveau le rat, maintenant immobile, puis sourit à Rieux:

«Mais, en somme, Docteur, c’est surtout l’affaire du concierge.»

[Les rats meurent de plus en plus nombreux. Les Oranais commencent à s’inquiéter.

Mais, le 28 avril, le docteur est appelé par un de ses anciens malades auprès d’un personnage singulier…]

Quelques minutes plus tard, il franchissait la porte d’une maison basse de la rue Faidherbe, dans un quartier extérieur. Au milieu de l’escalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, l’employé, qui descendait à sa rencontre. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la moustache jaune, long et voûté, les épaules étroites et les membres maigres.

«Cela va mieux, dit-il en arrivant vers Rieux, mais j’ai cru qu’il y passait.[35]»

Il se mouchait. Au deuxième et dernier étage, sur la porte de gauche, Rieux lut, tracé à la craie rouge: «Entrez, je suis pendu.»

Ils entrèrent. La corde pendait de la suspension audessus d’une chaise renversée, la table poussée dans un coin. Mais elle pendait dans le vide.

«Je l’ai décroché à temps, disait Grand, qui semblait toujours chercher ses mots, bien qu’il parlât le langage le plus simple. Je sortais, justement, et j’ai entendu du bruit. Quand j’ai vu l’inscription, comment vous expliquer, j’ai cru à une farce. Mais il a poussé un gémissement drôle, et même sinistre, on peut le dire.»

Il se grattait la tête:

«À mon avis, l’opération doit être douloureuse. Naturellement, je suis entré.»

Ils avaient poussé une porte et se trouvaient sur le seuil d’une chambre claire, mais meublée pauvrement. Un petit homme rond était couché sur le lit de cuivre. Il respirait fortement et les regardait avec des yeux congestionnés. Le docteur s’arrêta. Dans les intervalles de la respiration, il lui semblait entendre des petits cris de rats. Mais rien ne bougeait dans les coins. Rieux alla vers le lit. L’homme n’était pas tombé d’assez haut, ni trop brusquement, les vertèbres avaient tenu. Bien entendu, un peu d’asphyxie. Il faudrait avoir une radiographie. Le docteur fit une piqûre d’huile camphrée[36] et dit que tout s’arrangerait en quelques jours.

«Merci, Docteur», dit l’homme d’une voix étouffée.

Rieux demanda à Grand s’il avait prévenu le commissariat et l’employé prit un air déconfit:

«Non, dit-il, oh! non. J’ai pensé que le plus pressé…

– Bien sûr, coupa Rieux, je le ferai donc.»

Mais, à ce moment, le malade s’agita et se dressa dans le lit en protestant qu’il allait bien et que ce n’était pas la peine.

«Calmez-vous, dit Rieux. Ce n’est pas une affaire, croyez-moi, et il faut que je fasse ma déclaration.

– Oh!» fit l’autre.

Et il se rejeta en arrière pour pleurer à petits coups. Grand, qui tripotait sa moustache depuis un moment, s’approcha de lui.

«Allons, monsieur Cottard, dit-il. Essayez de comprendre. On peut dire que le docteur est responsable. Si, par exemple, il vous prenait l’envie de recommencer…»

Mais Cottard dit, au milieu de ses larmes, qu’il ne recommencerait pas, que c’était seulement un moment d’affolement et qu’il désirait seulement qu’on lui laissât la paix. Rieux rédigeait une ordonnance.[37]

«C’est entendu, dit-il. Laissons cela, je reviendrai dans deux ou trois jours. Mais ne faites pas de bêtises.»

Sur le palier, il dit à Grand qu’il était obligé de faire sa déclaration, mais qu’il demanderait au commissaire de ne faire son enquête que deux jours après.

«Il faut le surveiller cette nuit. A-t-il de la famille?

– Je ne la connais pas. Mais je peux veiller moimême.»

Il hochait la tête.

«Lui non plus, remarquez-le, je ne peux pas dire que je le connaisse. Mais il faut bien s'entr’aider.[38]»

Dans les couloirs de la maison, Rieux regarda machinalement vers les recoins et demanda à Grand si les rats avaient totalement disparu de son quartier. L’employé n’en savait rien. On lui avait parlé en effet de cette histoire, mais il ne prêtait pas beaucoup d’attention aux bruits du quartier.

«J’ai d’autres soucis», dit-il. […]

* * *

[Quelques jours plus tard, le docteur assiste à l’enquête sur la tentative de suicide.]

Quand il arriva, le commissaire n’était pas encore là. Grand attendait sur le palier et ils décidèrent d’entrer d’abord chez lui en laissant la porte ouverte. L’employé de mairie habitait deux pièces, meublées très sommairement. On remarquait seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots «allées fleuries». Selon Grand, Cottard avait passé une bonne nuit. Mais il s’était réveillé, le matin, souffrant de la tête et incapable d’aucune réaction. Grand paraissait fatigué et nerveux, se promenant de long en large[39], ouvrant et refermant sur la table un gros dossier rempli de feuilles manuscrites. […]

Mais, accompagné de son secrétaire, le commissaire arrivait qui voulait d’abord entendre les déclarations de Grand. Le docteur remarqua que Grand, parlant de Cottard, l’appelait toujours «le désespéré». Il employa même à un moment l’expression «résolution fatale». Ils discutèrent sur le motif du suicide et Grand se montra tatillon sur le choix des termes. On s’arrêta enfin sur les mots «chagrins intimes[40]». Le commissaire demanda si rien dans l’attitude de Cottard ne laissait prévoir ce qu’il appelait «sa détermination».

вернуться

34

un regard appuyé – пристальный взгляд

вернуться

35

mais j’ai cru qu’il y passait – но я думал, что он умер

вернуться

36

l’huile camphrée – камфорное масло

вернуться

37

rédiger une ordonnance – выписывать рецепт (на лекарство)

вернуться

38

s’entr’aider (s’entraider) – помогать друг другу

вернуться

39

de long en large – взад и вперёд

вернуться

40

les chagrins intimes – переживания личного характера