Jared prit ses javelots.
— C’est mon affaire. Vous lancez juste les disques.
Ainsi, Della croyait qu’il était un vantard ? Exaspéré, il sortit ses pierres à échos et recula jusqu’à la limite de la zone des sources chaudes. Puis il commença à frapper régulièrement de petits coups secs les pierres dans la main gauche. Les sons familiers vinrent s’ajouter à ceux du projecteur central. Maintenant, il pouvait nettement entendre tout ce qui l’entourait : le rebord, le vide du couloir derrière lui, Lorenz attendant de lancer les disques.
— Lancez la cible ! cria-t-il au conseiller.
Le premier disque de fibre de manne s’éleva et il envoya son javelot. Il put entendre la fibre écrasée par l’impact, puis le disque et la lance retombèrent ensemble avec fracas.
Un instant, il lui sembla qu’il y avait quelque chose d’anormal, sans qu’il puisse identifier quoi.
— Lancez la cible !
Il l’atteignit encore une fois ; puis une autre encore. Des exclamations venues du public le troublèrent et il manqua le quatrième disque. Il attendit que le silence fût rétabli avant de réclamer de nouveaux disques. Les cinq jets suivants atteignirent leur but. Puis il s’arrêta et écouta attentivement autour de lui. Quelque chose clochait, il en était certain maintenant ; mais quoi ?
— C’était la dernière cible, cria le conseiller.
— Trouvez-en une autre ! répondit Jared, en laissant tomber sa dernière lance.
Un silence de mort se fit dans la tribune. Puis Anselme se mit à rire et hurla :
— Par Lumière ! Huit sur neuf !
— Il faut qu’il soit un Ziveur pour être habile à ce point, ajouta Lorenz au loin.
Jared se retourna d’un bloc. Voilà ce que c’était : des Ziveurs ! Il se rendit compte que depuis plusieurs battements de cœur, il sentait leur odeur !
Au même instant, quelqu’un cria :
— Des Ziveurs ! En haut de la corniche !
En un instant tout fut désordre. Des femmes hurlaient et cherchaient leurs enfants pendant que les survivants se précipitaient vers le râtelier d’armes.
Jared entendit une lance siffler et atterrir avec fracas près du banc d’honneur. La Roue lança un juron d’une voix tremblante.
— Que personne ne bouge, tonna une voix que Jared reconnut pour celle de Mogan, le chef des Ziveurs. Ou j’envoie un javelot dans la poitrine de la Roue !
Jared réussit enfin à assembler de façon satisfaisante les données sonores de la situation. Mogan et une douzaine de Ziveurs étaient alignés sur la saillie, les sons du projecteur central rebondissant clairement contre les lances qu’ils brandissaient. Un seul Ziveur gardait l’entrée, debout près d’un rocher isolé.
Aussi doucement que possible, Jared se baissa pour ramasser son javelot. Mais une lance siffla et vint se planter juste devant lui.
— J’ai dit personne ne bouge ! cria la voix menaçante de Mogan.
Jared se rendit compte que, même s’il avait pu prendre son javelot, la saillie était hors de portée ; mais il n’en était pas de même pour l’arrière-garde postée près de l’entrée. Il n’y avait que des puits chauds et des plants de manne entre lui et l’homme. S’il parvenait à atteindre la première source, aucun des pillards ne pourrait le ziver dans la zone chaude.
Il suivit le vol d’une autre lance partie du rebord. Elle s’enfonça dans la hampe du projecteur d’échos, bloquant la poulie, et le Niveau Supérieur fut plongé dans un silence de mort.
— Prenez tout ce que vous voulez, gémit la Roue, et allez-vous-en.
Jared s’avança avec précaution vers la première source chaude.
— Que savez-vous d’un Ziveur qui est porté disparu depuis vingt périodes ? demanda Mogan.
— Absolument rien ! assura Anselme.
— Par la Radiation ! Nous découvrirons cela par nous-mêmes avant de partir !
Une chaleur humide tourbillonna le long du torse de Jared ; il fit vite les quelques pas qui le séparaient de la zone des vapeurs.
— Nous n’en savons vraiment rien ! répéta la Roue, nous aussi, nous avons un survivant qui a disparu – depuis plus de cinquante périodes !
Alors qu’il faisait claquer ses dents légèrement pour avoir des échos pendant qu’il se glissait à travers la zone des sources chaudes, Jared sursauta à ces mots. Un Ziveur manquant ? Un des hommes du Niveau Supérieur aussi ? Peut-être y avait-il un rapport entre les deux événements et la disparition d’Owen ? Le monstre du Monde Originel avait-il traversé la Barrière en fin de compte ?
Mogan aboya :
— Norton, Sellers, allez fouiller les grottes !
Jared dépassa le dernier puits chaud et s’approcha sans bruit du rocher. Maintenant il n’y avait plus qu’une grosse pierre entre lui et le pillard qui gardait l’entrée. La respiration et le pouls de l’homme lui révélèrent sa position exacte. Personne n’avait jamais joui de l’avantage d’une telle surprise sur un Ziveur isolé ! Mais il devait frapper vite. Norton et Sellers descendaient déjà le long de la corniche inclinée et, dans trois ou quatre respirations, ils passeraient tout près de lui.
Dans l’instant qui suivit, il se passa plus de choses qu’il n’en put percevoir. Au moment même où il contournait le rocher, il sentit l’horrible puanteur de la créature du Monde Originel. Mais il était trop tard pour l’éviter.
Un grand cône de silence rugissant émergea du tunnel en hurlant. La sensation inconcevable le frappa en plein visage avec une force assourdissante. C’était comme si des régions inexplorées s’ouvraient dans son esprit, comme si des milliers de nerfs ultra-sensibles qui n’avaient jamais été stimulés envoyaient soudain à son cerveau une masse d’impulsions inconnues.
Au même instant, il entendit le zip-hss qu’il avait déjà entendu dans le Monde Originel avant qu’Owen ne s’évanouît. Il écouta d’abord le Ziveur qui s’effondrait juste devant lui, puis les cris affolés qui s’élevaient derrière lui.
Faisant volte-face pour fuir le monstre et ce bruit terrifiant qu’il ne pouvait ni entendre ni toucher, Jared eut à peine conscience du javelot qu’un Ziveur lançait sur lui.
Au dernier battement de cœur, il essaya de se baisser.
Mais il était trop tard.
4
Guidé par ses pierres, Jared descendait le long du couloir en hésitant à chaque pas. Les contradictions dans ce qu’il entendait devant le déconcertaient. Le passage lui-même était à la fois familier et étrange. Il était certain d’y être déjà venu. Il y avait par exemple cette stalactite effilée qui laissait tomber des gouttes d’eau froide dans une flaque avec une mélodie monotone. Il s’était souvent arrêté là, passant ses mains sur la surface humide et glissante, écoutant la beauté des gouttes qui perlent.
Et pourtant, même quand il dirigeait ses clic directement sur la stalactite, elle se changeait en une chose vivante, s’allongeait jusqu’à ce que sa pointe touche l’eau, puis se rétractait jusqu’au plafond. À côté, la bouche menaçante d’un puits s’ouvrait et se refermait. Le couloir lui-même se contractait et se dilatait comme les poumons d’un géant.
Une voix douce et féminine brisa le profond silence.
— N’aie pas peur, Jared. Nous avons seulement oublié l’art de maintenir les choses à leur place.
La voix était à la fois apaisante et familière, étrangère et troublante. Il envoya quelques clic précis.
L’impression qui lui revint fut celle d’une silhouette… bien qu’il entendît la femme uniquement grâce à l’écho. Ses traits étaient dénués de toute expression. Il voulut la toucher, mais ses mains se refermèrent sur le vide. Et pourtant, elle parlait :