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— Il y a si longtemps, Jared ! Tous les détails sont effacés.

Il fit quelques pas hésitants.

— Bonne survivante ?

Il perçut son amusement.

— Tu dis cela sur un ton si… froid !

Aussitôt, toute une vague de souvenirs d’enfance remonta à sa conscience.

— Mais… vous n’étiez pas réelle ! Vous et Petite oreille et l’Homme éternel… vous n’étiez pas qu’un rêve ?

— Écoute autour de toi, Jared, est-ce que tout cela te semble réel ?

La stalactite continuait à changer de forme. Une des parois vint toucher son bras, puis reprit sa place normale.

Ce n’était donc qu’un rêve, un rêve semblable à ceux qui venaient le hanter dans son enfance. Il se souvint avec un serrement de cœur des périodes où Bonne survivante le prenait par la main et l’emmenait avec elle. C’était une main qu’il ne pouvait pas toujours sentir, et elle ne l’emmenait pas vraiment quelque part, parce qu’en réalité il continuait à dormir sur son banc de pierre.

Et pourtant, il se retrouvait soudain en train de courir follement le long du passage familier ou dans un petit monde adjacent, avec Petite oreille, le garçon qui ne pouvait entendre que les sons imperceptibles des insectes. Bonne survivante lui expliquait :

— Toi et moi, Jared, nous pouvons tirer Petite oreille de sa solitude. Pense au monde terrible dans lequel il vit – un monde totalement silencieux ! Mais je peux vous mener tous les deux dans ce passage. Alors, ce sera comme s’il n’était plus sourd, et vous pourrez jouer ensemble !

Jared se retrouvait dans ce même couloir étrange et pourtant familier.

Bonne survivante dit :

— Petite oreille est un adulte maintenant, tu ne le reconnaîtrais pas. Étonné, Jared lui demanda :

— Mais des créatures de rêve ne peuvent pas grandir !

— Nous sommes des êtres de rêve pas comme les autres !

Incrédule, il demanda :

— Où est Petite oreille ? Je voudrais l’entendre.

— Il va bien, et l’Homme éternel aussi. L’Homme éternel a beaucoup vieilli, lui. Il n’est pas vraiment un homme éternel, tu sais, mais presque ! Cependant nous n’avons pas le temps d’aller les entendre maintenant. C’est toi qui me causes du souci, Jared. Il faut que tu te réveilles !

Un moment, il lui sembla presque qu’il allait sortir du rêve. Puis il replongea dans ses souvenirs d’enfance. Bonne survivante lui avait expliqué qu’il était le seul qu’elle pouvait atteindre, et seulement quand il était endormi. Mais il ne cessait de parler d’elle autour de lui, et elle avait eu peur, car elle savait que les gens commençaient à se demander s’il n’était pas un différent. Elle ne voulait pas qu’il connaisse le sort qui attendait les différents. Alors, elle cessa de venir le voir.

Elle mit fin à ses réminiscences.

— Tu dois te réveiller, Jared ! Tu es blessé et il y a trop longtemps que tu es évanoui !

— Vous n’êtes donc revenue que pour me réveiller ?

— Non, je veux te mettre en garde contre les monstres et tous ces rêves que tu as : ton désir d’aller à la recherche de Lumière. Les monstres sont hideux et malfaisants ! J’ai atteint l’esprit de l’un d’entre eux, il était plein de choses tellement horribles et étranges que je n’ai pas pu y demeurer plus d’une fraction de battement de cœur !

— Il y en a plusieurs ?

— Oui, ils sont nombreux.

— Et la poursuite de Lumière ?

— N’entends-tu pas, Jared, que tu ne pourchasses que des rêves ? Obscurité et Lumière, comme tu te les représentes, n’existent pas. Tu essayes seulement d’échapper à tes responsabilités. Il faut que tu penses à la survivance, à l’unification, aux choses réellement importantes !

Il avait toujours pensé que si sa mère avait vécu, elle aurait été tout à fait comme Bonne survivante.

Il allait lui répondre, mais elle n’était déjà plus là.

Jared se retourna sur un doux matelas de fibre de manne et sentit un pansement autour de sa tête.

Quelque part au loin, s’élevant au-dessus du fond sonore, surgit une voix paternelle et rassurante qui égrenait les paroles monotones de la Routine de la familiarisation :

— … Ici, fils, nous sommes sous le projecteur d’échos. Tu entends comme le son est fort ? Remarque bien la direction des clac – parfaitement verticale. Nous sommes au centre du monde. Écoute les échos que tous les murs renvoient presque au même instant. Viens, mon garçon…

Jared se redressa sur un coude tremblant, mais quelqu’un le prit par les épaules pour qu’il reste allongé.

C’était le conseiller Lorenz ; il tourna la tête et ordonna :

— Allez dire à la Roue qu’il revient à lui.

Jared sentit l’odeur de Della s’éloigner, perdue parmi les odeurs plus fortes qui imprégnaient ce qui l’entourait – des odeurs qui lui permirent d’identifier la grotte de la Roue Anselme.

De l’extérieur, la voix du père instructeur pénétra de nouveau jusqu’à la conscience de Jared, rendant plus difficiles ses tentatives pour s’orienter.

— … Là, juste devant toi, fils : tu entends ce vide dans la continuité sonore ? C’est l’entrée de notre monde. Maintenant nous nous dirigeons vers la basse-cour. Fais bien attention, mon garçon ! Il y a un affleurement rocheux droit devant toi, à cinq pas. Arrêtons-nous un moment. Touche-le. Fais-toi une idée de sa forme et de sa dimension. Souviens-toi de l’endroit exact. Cela t’évitera bien des plaies et des bosses…

Jared essaya de chasser la voix importune et de rassembler ses pensées. Mais il était encore entièrement sous l’influence de son rêve.

Il se sentait troublé par le retour de Bonne survivante, émergeant soudain de rêveries depuis longtemps oubliées, comme s’il était retourné dans l’abîme de son passé et en avait rapporté un épisode vivace et mémorable. Mais il reconnut la véritable signification de cette manifestation ; ce n’était sans doute qu’une nostalgie de son enfance – de cette sécurité qu’il n’avait plus connue depuis que son père l’avait pris par la main et l’avait familiarisé avec son monde, juste comme ce père attentif le faisait maintenant.

— Par la Radiation, que s’est-il passé ? parvint-il à dire.

— Vous avez reçu un coup de javelot sur la tempe, répondit Lorenz, et vous vous êtes éteint comme un projecteur d’échos pendant une période entière.

Soudain il se rappela tout. Il se souleva en titubant.

— Les monstres ! Les Ziveurs !

— Ils sont partis, tous.

— Que s’est-il passé ?

— Il semble que le monstre a enlevé un Ziveur près de l’entrée. Deux autres Ziveurs ont voulu se porter à son secours, mais ils sont tombés évanouis sur place.

Les clac du projecteur central pénétrèrent par l’ouverture des rideaux qui masquaient l’entrée et rebondirent sur le visage du conseiller, révélant ses traits tendus par la peur. Jared sentit encore autre chose dans les rides et la contraction de ses paupières closes : une hésitation inquiète. Le conseiller se demandait s’il devait ou non dire quelque chose.