Pourtant, tels n’étaient pas les sujets sur lesquels Jared méditait dans le silence de la grotte fermée par de lourdes draperies. Il pensait à Della, oui, mais pas comme pour une unification normale. Ses spéculations portaient sur le fait primordial qu’elle était une Ziveuse. Comment avait-elle réussi à le dissimuler ? Quelles étaient ses intentions ?
La situation n’était pas dénuée d’humour, pourtant. Tandis que Lorenz poursuivait un Ziveur, il en avait un – ou plutôt une – à portée d’oreille tout le temps ! En ce qui le concernait, la jeune fille serait une coupable de substitution toute trouvée si le conseiller décidait de le dénoncer comme Ziveur.
S’il le voulait, il pourrait la démasquer à n’importe quel moment. Mais qu’y gagnerait-il ? De toute façon, le fait qu’elle-même le prenne pour un Ziveur rendait la situation intéressante et il était impatient d’entendre ce qui en résulterait.
Ces pensées le menaient invariablement à des conjectures sur la nature exacte de la faculté des Ziveurs. Quel était ce pouvoir magique qui leur permettait de percevoir le monde physique dans le silence le plus complet et en l’absence d’odeur ? Les Ziveurs entendaient-ils les bruits imperceptibles que produisent tous les objets, animés ou inanimés, comme le Petite oreille de son imagination ? Puis il se souvint que ce n’était pas le bruit, mais la chaleur qu’ils zivaient.
Chaque fois que son attention se concentrait sur ces sujets hors de propos, il savait qu’il s’éloignait de l’esprit de la retraite et de la contemplation. Il lui semblait pourtant, en raison des conditions particulières de son unification, que toutes ces questions méritaient son attention.
Pour échapper à une nouvelle distraction, il évita de raconter au Premier survivant l’attaque des monstres au Niveau Supérieur. Cela n’aurait d’ailleurs pu que renouveler la condamnation portée sur son voyage au Monde Originel.
Au cours de la quatrième période de retraite, il fut tiré de sa méditation par des bruits venus de l’extérieur. D’abord, il pensa que les monstres avaient atteint le Niveau Inférieur. Mais les voix qui lui parvenaient exprimaient plus une vive contrariété que de l’épouvante. Tous les habitants semblaient se précipiter vers les plantations.
Quand il décida d’interrompre sa retraite, il entendit que toutes les habitations avaient été abandonnées. Il courut vers les plantations. Arrivé à mi-chemin, il entendit le Premier survivant et l’aîné Haverty venir dans sa direction.
— Combien de temps espériez-vous donc tenir cela secret ? demandait Haverty.
— Au moins jusqu’à ce que j’aie pu prendre une décision, répondit le Premier survivant avec morosité.
— Hein ? Quoi ? Je… Que pouvez-vous faire contre cela ?
Le Premier survivant avait entendu Jared.
— Tiens ! Ainsi, tu as interrompu ta retraite ? Au fond, c’est peut-être mieux, fit-il remarquer.
Haverty s’excusa, expliquant qu’il allait écouter si l’aîné Maxwell avait une idée pour faire face à la situation.
— Que s’est-il passé ? demanda Jared après son départ.
— Neuf sources chaudes ont arrêté de couler.
Le Premier survivant prit le chemin de sa grotte.
— Ouf ! Je pensais que c’étaient des fauves-souris, ou peut-être des Ziveurs !
— Lumière ! Si ce n’était que cela !
Dans l’intimité de son habitation close par des rideaux, le Premier survivant se mit à faire les cent pas.
— La situation est critique, Jared !
— Les sources vont peut-être se remettre à couler.
— Les trois premières n’ont jamais repris. Je crains qu’elles ne soient taries pour de bon.
Jared haussa les épaules.
— Eh bien, il faudra s’en passer.
— N’entends-tu pas le sérieux de la situation ? Notre équilibre est on ne peut plus fragile, précaire. Ce qui s’est passé signifie peut-être que certains d’entre nous ne pourront tout simplement pas survivre !
Jared allait lui donner de nouveaux encouragements, mais ses pensées prirent un tour plus personnel. Cela faisait-il partie de la vengeance du monstre du Monde Originel, dont lui, Jared, avait provoqué la colère ? Des sources chaudes taries aux deux Niveaux, des êtres malfaisants qui franchissent la Barrière, tout cela faisait-il partie de la vengeance de Lumière Toute-Puissante offensée ?
— Que voulez-vous dire par : certains ne pourront pas survivre ?
— Réfléchis. Chaque source peut nourrir au maximum cent vingt-cinq mannes. Neuf puits asséchés signifient donc près de douze cents plantes en moins.
— Mais ce n’est qu’une petite partie…
— Tout ce qui réduit le potentiel de survie est un facteur grave. En utilisant la formule que nous connaissons, nous entendons qu’avec neuf sources en moins nous ne pourrons nourrir que trente-quatre têtes de bétail au lieu de quarante. Le nombre des autres animaux devra être réduit en proportion. À long terme, dix-sept personnes ne pourront plus vivre ici !
— Nous comblerons le déficit en chassant davantage.
— Il y aura de moins en moins de gibier : les passages sont infestés de fauves-souris.
Le Premier survivant cessa de marcher en long et en large et respira bruyamment. Pas besoin d’écho pour entendre à ses traits creusés qu’il était totalement découragé.
Jared ne put empêcher le désespoir de le gagner en pensant que la survie de l’homme dépendait entièrement de la manne. Elle était le seul rempart des survivants contre la mort, car elle fournissait la nourriture aux hommes et aux animaux ; une sève nourrissante, des fibres avec lesquelles les femmes tissaient des étoffes, des cordages et des filets ; des coques que l’on pouvait fendre en deux pour les utiliser comme récipients ; des tiges qui, séchées, devenaient suffisamment dures pour en faire des javelots ou des flèches.
Il se souvint avec amertume de la voix grave de son père qui, il y avait des gestations, lui racontait une des légendes :
« Nos arbres à manne sont une copie des plantes magnifiques que Lumière crée au Paradis, mais une bien pauvre copie, hélas. Les plantes créées par Lumière étaient surmontées par des milliers de choses légères et gracieuses, se balançant et murmurant au moindre vent ; elles jouissaient d’une communion constante avec la Toute-Puissante. Elles absorbaient Son énergie et L’utilisaient de façon à mêler l’eau qu’elles buvaient avec des particules de terre et avec l’air expiré par les hommes et les animaux. Et, pour eux, elles transformaient ces choses en nourriture et en air pur.
« Mais la plante de Lumière n’était pas assez bonne pour nous ! Nous fûmes sans doute obligés de fabriquer un arbre sans les choses gracieuses qui murmuraient au sommet, un arbre d’un aspect moins plaisant mais qui possédait, en revanche, une quantité de vrilles s’enfonçant profondément dans les puits d’eau bouillante. Ainsi, il tire l’énergie de la chaleur de l’eau et l’utilise pour transformer l’air vicié de nos mondes et passages, et les éléments du fumier, en fibres et en tubercules, en fruits et en air frais. »
Cela, c’était la manne.
Jared finit par demander :
— Qu’allons-nous faire ?
— Comment se passe ta contemplation ?
— Je pense avoir presque épuisé le sujet.
Le Premier survivant posa une main sur son épaule.
— Tant mieux. D’ici peu nous allons avoir un besoin urgent de l’aide du Niveau Supérieur. Tu te rends compte, bien sûr, que tu n’as pas le choix. Étant donné les circonstances, cette unification ne saurait, en aucun cas, être malavisée… tu comprends ?