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— Jared Fenton ! Le Premier survivant Jared Fenton, en personne ! Et il vient pour parler philosophie, comme autrefois !

Assis à côté lui sur le banc, Jared s’agita avec impatience.

— J’étais venu pour vous demander…

— Je crains que votre tâche ne soit bien difficile, avec ces sources qui s’arrêtent de couler et tous ces monstres qui hantent les passages. Avez-vous pris une décision pour parer à la déficience de la rivière ? Et cet objet que le monstre a laissé tomber la période passée, que pensez-vous que c’était ?

— Il me semble que…

— Attendez un moment ; je voudrais un peu approfondir tout cela.

Jared lui fut fort reconnaissant de ces quelques moments de silence. Cela soulagea sa tête qui menaçait d’éclater comme une coque de manne chaque fois qu’il toussait. Ce n’était pas la première fois qu’il avait la fièvre, comme la période où il avait été piqué par une araignée, par exemple. Mais il n’en avait jamais eu d’aussi forte.

La grotte de Cyrus était protégée des bruits du monde par l’épaisse draperie qui en masquait l’entrée. La cavité était si petite que Jared n’avait aucune difficulté à se concentrer sur les échos de leurs paroles. Il put ainsi entendre combien le penseur avait changé.

Encore heureux que le vieil homme n’eût jamais choisi de protéger son visage par un rideau de cheveux, car il était devenu complètement chauve. Les rides, creusées par l’effort musculaire d’avoir tenu ses yeux fermés une vie entière, étaient plus profondes que jamais.

— Je me demandais, dit Cyrus pour expliquer son silence, si les monstres n’ont pas laissé cet objet ici intentionnellement. Je serais plutôt tenté de le croire. Qu’en pensez-vous ?

— C’est aussi mon opinion.

— Et dans quel but, selon vous ?

Jared entendit filtrer à travers les rideaux les ferventes supplications de la litanie de Lumière, que l’on récitait pour la cérémonie de revitalisation à l’autre bout du monde. Il entendait aussi les membres de l’escorte officielle, qui l’attendaient dehors pour l’accompagner au Niveau Supérieur.

— C’est un des sujets dont je voulais m’entretenir avec vous, répondit-il enfin. Mais j’aimerais que vous me parliez d’abord… d’Obscurité.

Il entendit Cyrus se prendre le menton entre l’index et le pouce.

— Obscurité ? Nous en avons souvent discuté autrefois, hein ? Qu’auriez-vous voulu savoir exactement ?

— Serait-il possible qu’Obscurité ait une relation quelconque avec… (Jared hésita)… avec les yeux ?

Après quelques battements de cœur, Cyrus répondit :

— Pas que je puisse entendre. Pas davantage qu’avec le genou ou le petit doigt. Pourquoi cette question ?

— Parce que je suppose qu’Obscurité a un rapport étroit avec Lumière, bien que j’ignore lequel.

Cyrus considéra cette proposition.

— Lumière Toute-Puissante, le bien infini. Obscurité, le mal infini, selon les croyances établies. C’est le principe des opposés : l’un n’existe pas sans l’autre. Si Obscurité n’existait pas, Lumière serait partout. Oui, on peut donc affirmer qu’il existe une parenté négative. Mais je n’entends pas où les yeux interviennent dans cet ensemble.

Jared eut une nouvelle quinte de toux. Lorsqu’il se leva, il dut lutter contre le vertige.

— Avez-vous jamais expérimenté l’excitation effective ?

— Au cours de la cérémonie du nerf optique ? Oui, il y a de nombreuses gestations.

— Bien. Dans l’excitation effective, on est censé sentir Lumière. Et si l’existence de Lumière dépend de celle d’Obscurité, les yeux devraient également avoir la faculté de ressentir Obscurité !

Jared entendit son compagnon, perdu dans ses pensées, se frotter le visage avec la paume de sa main.

— Cela semble logique, concéda le penseur.

— Si l’on parvenait à découvrir Obscurité, pensez-vous que l’on trouverait également…

Mais Cyrus n’entendait pas se laisser distraire de ses pensées.

— Si nous choisissons de considérer Obscurité comme un concept matériel, commençons par nous poser la question : qu’est-ce qu’Obscurité ? Nous envisageons qu’il est possible – remarquez bien que je dis qu’il est possible, car il s’agit seulement d’une hypothèse – qu’elle soit un véhicule universel. Ce qui signifie qu’elle existe partout – dans l’air qui nous entoure, dans les passages, dans l’infini des rochers et de la boue.

La fièvre de Jared lui causait désormais des frissons glacés, mais il se força à écouter les paroles du penseur.

— Secundo, continua Cyrus dont la voix reflétait maintenant deux doigts levés, si elle est vraiment universelle, il est impossible de la détecter par les sens.

Déçu, Jared se laissa retomber sur le banc. Si le penseur disait vrai, il ne pourrait jamais trouver Obscurité.

— Mais pourquoi existe-t-elle alors ?

— C’est peut-être le véhicule immatériel qui transmet le son. Ils restèrent silencieux un moment.

— Non, Jared. Je ne pense pas que vous puissiez trouver Obscurité dans ce monde.

Jared demanda d’une voix passionnée :

— Obscurité est-elle moins présente dans l’infini ?

— Si vous parlez du « Paradis », nous n’avons plus besoin de considérer Obscurité comme une entité physique. Dans ce cas, je dirais « oui », je dirais qu’Obscurité est presque absent du Paradis puisque l’on dit que celui-ci est empli de Lumière.

— Quelle est votre conception du Paradis ?

Le penseur éclata de rire.

— Si l’on accorde foi aux croyances, on est obligé d’admettre que cela devait être merveilleux. L’homme, dit-on, y était l’égal d’un dieu. Grâce à l’omniprésence de Lumière, il était possible de connaître le monde sans le sentir ni l’entendre. Et nous n’avions pas besoin d’avancer à tâtons. C’était comme si tous nos sens étaient réunis en un seul, qui pouvait atteindre des distances bien plus grandes que la portée de la voix la plus forte.

Jared resta assis, pensant combien peu féconde avait été sa visite à Cyrus. Il ne l’avait même pas encouragé dans sa quête de Lumière.

— Votre escorte vous attend, lui rappela le penseur.

— Une dernière question : comment expliquez-vous la cérémonie du nerf optique ?

— Je ne sais pas. Cela me tracasse aussi. Et Lumière sait que j’y ai réfléchi ! Mais voilà qui pourrait vous intéresser : l’excitation effective est peut-être une sorte de fonction normale de notre corps.

— De quelle façon ?

— Fermez les yeux. Très fort. Qu’entendez-vous ?

— Un fort bourdonnement dans mes oreilles.

— C’est cela. Supposez maintenant que nous ayons été obligés de vivre pendant des générations dans un endroit sans son. Aucune des personnes vivant maintenant n’aurait jamais entendu le moindre bruit. Mais peut-être nous a-t-on transmis une légende, la légende du son, par exemple au moyen d’un langage fondé sur le toucher.

— Je n’entends pas où…

— Essayez maintenant d’imaginer qu’il existe une, disons « cérémonie de l’excitation du nerf auditif ». C’est ce que vous venez de faire en tendant vos muscles faciaux. Et il y aurait peut-être maintenant un Gardien de la voie qui nous ferait contracter les muscles de notre visage pour nous faire ressentir le grand Son Tout-Puissant.

Jared se leva avec animation.

— Voulez-vous dire que ces cercles de son silencieux que nous percevons pendant l’excitation effective ont un rapport avec une action normale que les hommes accomplissaient autrefois avec leurs yeux ?

Il perçut le haussement d’épaules du penseur quand celui-ci lui répondit.