Tenant fermement ses lances d’une main, il posa Della en travers de ses épaules et s’éloigna en vacillant. Le poison courait maintenant dans ses veines, remontait dans son bras et atteignait peu à peu la poitrine, puis la tête.
Il continua à avancer, malgré les efforts surhumains que cela lui demandait. Il ne pouvait surtout pas perdre conscience ici : les fauves-souris allaient revenir d’un moment à l’autre, et il devait absolument trouver une source chaude où il pourrait confectionner des cataplasmes bouillants pour leurs blessures.
Il heurta un rocher et faillit perdre l’équilibre, mais parvint à se rétablir et continua sa marche. Un peu plus loin, il dut traverser un bras de la rivière ; arrivé sur l’autre rive, il s’écroula, épuisé.
Le cours d’eau disparaissait dans la paroi ; au-delà, le passage s’élargissait et le sol était sec. Il avança en rampant, tenant les javelots serrés dans une main et traînant Della de l’autre. Il fit une pause et entendit une pluie de gouttes d’eau tomber, régulière et mélodieuse. La pointe d’une des lances toucha le roc en produisant un bruit qui lui donna une impression d’ensemble du passage.
Le couloir lui parut curieusement familier ; il y avait une mince et longue stalactite d’où tombaient des gouttes d’eau froide et, un peu plus loin, un puits aux contours nettement dessinés. Il était certain d’être déjà venu ici et d’avoir touché de ses mains la surface froide et glissante de l’aiguille de pierre.
Dans une dernière sensation avant de s’évanouir, il reconnut tous les détails du passage qui menait au monde imaginaire de Bonne survivante.
10
Jared refusait d’accepter ces impressions absurdes, ces données d’orientation physique contradictoires. Il était certain qu’il se trouvait toujours dans le passage, près de la stalactite, et, en même temps, il était sûr d’être ailleurs.
Le bruit léger des gouttes d’eau se changeait en de petits coups secs, tap, tap, tap, et redevenait de nouveau le tip, tip, tip de l’eau. La dureté de la pierre sous son corps fiévreux alternait avec la douceur d’un matelas de fibre de manne.
Lors de la phase suivante d’allées et venues entre « ici » et « là-bas », le léger tap, tap, tap retint son attention Les minces échos lui renvoyèrent un homme assis sur un rebord et qui tapotait distraitement la pierre avec un seul doigt.
Lumière, que cet homme était vieux ! Sans le mouvement incessant de son doigt, on aurait aisément pu le prendre pour un squelette. Sa tête, affligée d’un tremblement sénile, était semblable à un crâne et sa barbe clairsemée traînait sur le sol et se perdait en une ténuité inaudible.
Tap, tap, tap… Tip, tip, tip…
Jared était de retour dans le passage. Comme des sons entremêlés, puis séparés de nouveau, la barbe du vieillard s’était métamorphosée en stalactite.
— Détends-toi, Jared. Tout va bien maintenant.
Il s’éveilla presque de son rêve.
— Bonne survivante !
— Ce serait plus simple si tu m’appelais Leah…
Le nom le surprit, puis il pensa :
— Voilà que je rêve une fois de plus !
— Pour le moment, oui.
Une autre voix silencieuse et empreinte d’anxiété intervint.
— Leah ! Comment va-t-il ?
— Il revient à lui.
— Je l’entends.
Puis :
— Jared ?
Jared, toutefois, était reparti dans le passage, mais seulement pour quelques instants. Bientôt il fut de nouveau sur le confortable matelas en fibre de manne, dans un des mondes mineurs ; une silhouette féminine se penchait sur lui et un homme incroyablement âgé était assis contre le mur, tapotant incessamment avec un seul doigt.
— Jared, dit la femme, l’autre voix était celle d’Ethan.
— Ethan ?
— Tu le connaissais sous le nom de Petite oreille, mais nous lui avons donné un nouveau nom. Il est parti à la chasse, mais il ne tardera pas à rentrer.
Jared était de plus en plus désorienté. Sûrement pour le tranquilliser, elle lui dit :
— Je n’arrive pas encore à croire que tu aies pu retrouver le chemin après tant de gestations.
Il allait lui répondre, mais elle l’interrompit.
— Ne m’explique rien. J’ai tout entendu dans ton esprit : ce que tu faisais dans les passages, comment tu as été mordu par…
Tout lui revint en mémoire et il s’écria :
— Della !
— Elle est hors de danger. Je vous ai trouvés juste à temps !
Soudain, il se rendit compte qu’il était éveillé et qu’il avait réellement entendu les derniers mots de Bonne survivante.
— Non, Jared ! Pas Bonne survivante, Leah.
Il fut étonné par son impression auditive de la femme. Il étendit les mains pour toucher son visage, ses épaules, ses bras. Mais… elle était encore jeune !
— Que croyais-tu ? Que j’étais comme l’Homme éternel ? lui demanda-t-elle en pensée ; après tout, j’étais encore presque une enfant quand je venais te voir.
Il l’écouta plus attentivement. Ne lui avait-elle pas dit une fois qu’elle ne pouvait atteindre son esprit que lorsqu’il était endormi ?
— Oui, quand tu es loin, expliqua-t-elle. Mais quand tu es si près, ce n’est pas nécessaire.
Il écouta les sons qu’elle réfléchissait. Elle était peut-être un peu plus grande que Della. Mais, bien qu’elle fût de neuf ou dix gestations son aînée, elle n’avait pas à souffrir de la comparaison. Ses yeux étaient fermés, et ses cheveux tombaient jusqu’aux épaules, sauf devant, où ils couvraient à peine le front.
Tendant l’oreille autour de lui, il entendit un morne petit monde, avec quelques sources chaudes çà et là, entourées de l’habituel bouquet de mannes, et un bras de rivière qui ne sortait de la paroi que pour aller se jeter dans la paroi opposée. Près de lui, sur un autre matelas semblable au sien, il perçut Della endormie. Il tirait toutes ces impressions des échos que lui fournissait le bruit incessant produit par le doigt de… l’Homme éternel ?
— De l’Homme éternel, oui, confirma Leah.
Il se leva et fit quelques pas pour explorer ce nouveau monde. Il se sentait moins faible qu’il ne l’aurait cru.
— Attention ! dit Leah. Il ne faut pas le déranger avant qu’il cesse de taper.
Il revint vers elle et l’écouta en silence. Il n’arrivait pas à accepter le fait qu’il était vraiment ici, dans le cadre absurde de ses rêves.
— Comment saviez-vous que j’étais dans le passage ?
— Je vous ai entendus arriver.
Il obtint aussi l’explication muette que, dans ce cas, « entendre » ne signifiait pas entendre des sons.
Elle posa une main pleine de sollicitude sur son épaule.
— J’ai également entendu dans tes pensées que cette Della est une Ziveuse…
— Elle pense que j’en suis un aussi.
— Je sais, mais je ne comprends pas ce que tu essaies de faire.
— Je…
— Oh ! je connais toutes tes pensées ! Et pourtant, je ne comprends pas. Je sais que tu veux aller dans le monde des Ziveurs pour y chercher Obscurité, mais je ne comprends pas.