— Je cherche aussi Lumière. Et je n’y arriverai jamais sans l’aide de Della.
— J’entends cela. Mais que sais-tu de ses plans à elle ? Cette fille ne m’inspire pas confiance, Jared.
— C’est sans doute parce que vous ne pouvez pas écouter ses pensées.
— Peut-être. J’ai tellement pris cette habitude que je me sens perdue quand je dois me contenter des impressions extérieures.
— Vous n’allez pas dire à Della que je ne suis pas comme elle ?
— Je ferai ce que tu désires. Nous continuerons donc à lui faire croire que tu es le seul Ziveur dont je puisse atteindre l’esprit. Mais j’espère pour toi que tu sais ce que tu fais !
Petite oreille fit une entrée bruyante dans le monde ; étonnamment ses cris de joie ne réveillèrent pas Della et furent ignorés par l’Homme éternel qui continua son tapotement, imperturbable.
— Jared ! Où es-tu ?
— Par ici !
Jared était soudain plein d’enthousiasme à l’idée de refaire connaissance avec une personne qu’il n’avait même pas crue réelle.
— Souviens-toi qu’il ne peut pas t’entendre, lui rappela Leah.
— Mais il court droit vers nous !
Puis il perçut une curieuse odeur qui émanait de Petite oreille – des grillons ?
— Ethan, corrigea Leah. Et ce sont bien des grillons. Il en porte toujours un sac plein sur lui. Ils lui fournissent des échos qui sont aussi précis pour lui que ceux des pierres le sont pour toi !
Ethan se précipita sur lui et, en lui donnant une accolade qui fit craquer ses os, le fit tourner sur lui-même puis le souleva aussi aisément que s’il se fut agi d’une botte de tiges de manne.
La joie de Jared fut légèrement diminuée lorsqu’il se rendit compte de ses proportions athlétiques. Ils avaient bien fait, après tout, de bannir Petite oreille du Niveau Inférieur à cause des particularités de son ouïe ; on l’aurait certainement expulsé plus tard à cause de sa taille surhumaine !
— Espèce de vieux fils de fauve-souris ! gloussa Ethan. Je savais bien que tu viendrais une période !
— Lumière ! Que c’est bon de…
Jared s’arrêta au milieu de sa phrase en sentant des doigts malhabiles se poser sur ses lèvres.
— Laisse-le, le prévint Leah. C’est la seule façon pour lui d’entendre ce que tu dis.
Ils passèrent une bonne partie de la période à échanger des souvenirs d’enfance. Jared lui parla des mondes des hommes, lui expliqua ce que c’était que de vivre entouré d’un grand nombre d’hommes et de femmes, lui raconta les dernières ruses des Ziveurs et si l’on avait chassé d’autres différents récemment.
Ils n’interrompirent leur conversation que pour remonter de la nourriture d’un puits bouillant et en apporter une portion à l’Homme éternel. Mais celui-ci, qui n’était pas encore disposé à parler, ignora leur présence.
Plus tard, Jared dit, en réponse à une question de Leah :
— Pourquoi je veux aller chez les Ziveurs ? Parce que j’y trouverai peut-être Obscurité et Lumière.
— Oublie tout cela, lui dit Ethan, tu es ici maintenant ; reste avec nous !
— Non. C’est quelque chose que je dois faire absolument.
— Grandes fauves-souris volantes ! Je ne te connaissais pas des idées pareilles ! s’exclama son compagnon.
À ce moment, Jared surprit, à la limite de son audition, Della qui s’agitait sur sa couche.
Il courut vers elle et s’agenouilla. Il toucha son visage, qui était frais et sec, ce qui signifiait que la fièvre l’avait abandonnée.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle d’une voix faible.
Il commença à tout lui raconter, mais avant d’être arrivé à la moitié de son récit, il entendit qu’elle avait glissé dans un sommeil calme.
La période suivante, Della fit plus que rattraper le temps perdu. En écoutant Jared lui parler du monde où ils se trouvaient et de Leah et Ethan, elle avait gardé un silence pensif qui semblait cacher quelque chose.
Plus tard, quand ils se retrouvèrent seuls près d’une source chaude où Della préparait des cataplasmes à appliquer sur leurs morsures d’araignées, il apprit la raison de sa froideur.
— Quand es-tu venu ici pour la première fois ? demanda-t-elle.
— Oh ! il y a tant de gestations que je…
— Sauce de manne !
Elle se détourna de lui et les tapotements de l’Homme éternel ne reflétèrent plus que son dos.
— Je dois dire que ta Bonne survivante a été une vraie surprise !
— Oui, elle…
Puis il comprit ce qu’elle voulait dire.
— Bonne survivante ! Je parierais qu’elle a été bonne, oui !
— Tu ne t’imagines pas que…
— Pourquoi m’as-tu amenée ici ? Est-ce parce que tu supposais que ce géant maladroit était intéressé par une partenaire d’unification ?
Puis elle se repentit.
— Oh Jared, as-tu déjà oublié le monde des Ziveurs ?
— Bien sûr que non.
— Reprenons notre route alors !
— Tu ne comprends pas. Je ne peux pas partir ainsi ! Leah nous a sauvé la vie ; ce sont des amis !
— Des amis !
Sa voix claqua comme le sifflement d’un fouet.
— Toi et tes amis !
Elle partit sans se retourner.
Jared allait la suivre, quand il fut frappé par un silence inhabituel du monde.
L’Homme éternel avait cessé son tapotement ! On pouvait aller lui parler maintenant !
Jared s’avança vers lui d’un pas hésitant. Il avait réussi à croire en la réalité de Leah et d’Ethan, mais l’Homme éternel était comme une créature obsédante issue d’un passé fantastique ; il ne parviendrait jamais à le comprendre.
En s’orientant grâce à sa respiration asthmatique, il arriva devant lui.
— Voilà Jared.
La présentation muette de Leah troubla le silence psychique.
— Il est enfin venu nous entendre.
— Jared ?
La réponse de l’Homme, faiblement relayée par l’esprit de Leah, était lourde de perplexité et d’oubli.
— Bien sûr. Vous ne vous souvenez pas de lui ?
L’Homme éternel se remit à tapoter avec curiosité. Jared reçut l’impression d’un doigt squelettique qui pénétrait presque entièrement dans le roc avant chaque tap. Combien de générations lui avait-il fallu pour creuser un trou d’une telle profondeur dans la pierre !
— Je ne vous connais pas.
La voix, un triste murmure, était rude comme la surface d’un rocher.
— Leah… m’amenait ici il y a longtemps.
— Oh ! le petit ami d’Ethan !
Une main osseuse s’avança avec un tremblement nettement audible. Elle enferma le poignet de Jared dans une étreinte aussi légère que l’air. L’Homme éternel essaya de sourire, mais l’impression qui en résulta était rendue totalement confuse par sa barbe en désordre et sa bouche édentée.
— Quel âge avez-vous donc ? demanda Jared.
Au moment où il posait cette question, il comprit qu’elle ne comportait pas de réponse. Avant l’arrivée de Leah et d’Ethan, l’Homme avait vécu seul, sans connaître les gestations ou les autres rythmes naturels qui lui auraient permis de mesurer le passage du temps.
— Trop vieux, mon fils, bien trop vieux. Et j’ai été si seul…
Sa voix était un murmure désespéré qui n’éveillait que peu d’échos.
— Même avec Leah et Ethan ?
— Ils ne savent pas ce que c’est que d’avoir entendu partir ceux que l’on a aimés, il y a des gestations sans nombre, et d’avoir été chassé loin des beautés du Monde Originel, et…