— Mais c’est impossible !
— Je suppose que ce sont des différents… plus différents que tous les autres différents ensemble, supérieurs même aux Ziveurs.
Il laissa la jeune fille passer devant pour pouvoir réfléchir à cette nouvelle énigme. Peut-être étaient-ils des démons, après tout. On avait coutume de parler des Démons-Jumeaux. Mais d’autres légendes moins connues parlaient, non de deux, mais d’un très grand nombre de démons qui habitaient la Radiation. Il se souvenait même du nom de plusieurs d’entre eux, car on les avait personnifiés. Il y avait Carbone-Quatorze, les deux U, Deux cent trente-cinq et Deux cent trente-huit ; Plutonium, du Niveau Deux cent trente-neuf, et cet habitant immense et malfaisant de l’abîme thermonucléaire : Hydrogène.
En fait, maintenant qu’il y pensait, il y avait beaucoup de démons dans la Radiation. On leur prêtait diverses qualités : l’infiltration insidieuse, le déguisement ingénieux et aussi la contamination complète et prolongée. Se pouvait-il que les démons, quittant la mythologie, aient enfin décidé d’exercer leurs pouvoirs ?
La jeune fille ralentit car le terrain était rocailleux et irrégulier. Le bruit de leurs pieds sur les pierres facilitait l’audition de son chemin.
Il repensait à sa rencontre avec cet être, dans le passage. Le son silencieux qu’il avait projeté sur le mur était une chose assez extraordinaire, une fois la peur surmontée. En réfléchissant à ces sensations, il se souvint qu’il lui avait semblé entendre avec une netteté incroyable tous les détails du mur : la plus petite fissure, la moindre protubérance… mais était-ce entendre ? ou une sorte de toucher ? ou, peut-être, ziver ?
Puis des paroles récentes du Gardien de la voie lui revinrent en mémoire, et le firent frémir : il avait dit qu’au Paradis Lumière était Omniprésente et donnait à l’homme une connaissance totale de tout ce qui l’entourait. Mais cette chose que les monstres produisaient et projetaient sur les murs ne pouvait pas être la Toute-Puissante ! Et il n’était pas possible que ce passage soit le Paradis !
Non, c’était impossible. La maigre chose que les monstres projetaient par-ci, par-là dans les passages n’était pas Lumière. De cela, il était absolument certain.
Ils continuèrent à avancer dans le couloir semé d’embûches ; ses réflexions avaient abordé un autre point troublant. Il se souvint que, sur le moment, il avait cru percevoir un élément qui diminuait, dont il y avait moins dans le passage ! Mais il s’agissait d’un concept trop vague pour encourager la spéculation. Ce n’était sans doute qu’un rêve ; son désir avait dû lui suggérer qu’il pouvait, par accident, trouver le formidable ennemi de Lumière, Obscurité elle-même, dans un couloir désert et éloigné de tout.
Della s’arrêta devant une ouverture et fit signe à Jared de venir la rejoindre.
— Zive ce monde ! s’exclama-t-elle avec enthousiasme.
Le vent qui s’engouffrait par l’ouverture était frais et délicieux ; on entendait le murmure nonchalant d’une rivière et il se servit des échos pour étudier d’autres détails de ce monde qui semblait de taille moyenne.
— Quel endroit merveilleux, poursuivit Della qui ne parvenait pas à réprimer son enthousiasme. Je peux ziver cinq ou six sources chaudes, au moins deux cents plants de manne et les bords de la rivière sont littéralement couverts de salamandres !
La réflexion de ses paroles permit à Jared de se faire une impression d’ensemble. Il put distinguer plusieurs cavités naturelles dans le mur de gauche, un plafond très élevé qui assurait sûrement une bonne circulation de l’air et un sol horizontal et régulier.
Elle glissa son bras sous le sien et ils avancèrent dans le monde. Le vent venu du passage donnait à l’air une fraîcheur plus délicieuse encore qu’au Niveau Inférieur.
— Je me demande si c’est ce monde que ma mère voulait atteindre, dit la jeune fille d’une voix rêveuse.
— Elle n’aurait pas pu trouver mieux. Je suis sûr qu’il est suffisant pour assurer la subsistance d’une grande famille et de sa descendance pendant plusieurs générations.
Ils s’assirent sur le rebord escarpé de la rivière, et Jared écouta le bruissement d’un grand poisson dans l’eau, pendant que Della sortait quelques vivres.
Au bout d’un moment il essaya de percer les raisons de son silence et entendit une nouvelle zone d’incertitude.
— Quelque chose qui te tourmente, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Elle acquiesça.
— Je ne comprends toujours pas ce qu’il y a entre Leah et toi. Je sais maintenant qu’elle te rendait visite dans tes rêves. Pourtant, tu m’as dit toi-même qu’elle ne pouvait pas atteindre l’esprit d’un Ziveur.
Il était maintenant certain qu’elle ne savait pas qu’il était incapable de ziver ; si elle avait voulu le tromper sur ce point, elle n’aurait pas dit quelque chose qui pouvait lui faire croire qu’elle le suspectait.
— Je t’ai déjà dit que je pense être un peu différent des autres Ziveurs, lui rappela-t-il. En ce moment, par exemple, je zive une douzaine de poissons dans la rivière ; toi, tu ne peux pas en ziver un seul.
Elle s’allongea sur le sol en posant la tête sur son bras replié.
— J’espère que tu n’es pas trop différent. Je n’aimerais pas me sentir… inférieure.
Ses paroles étaient pleines d’une dérision involontaire pour Jared ; elles lui permirent de se rendre compte que c’était lui qui se sentait inférieur.
— Si nous n’étions pas à la recherche du monde des Ziveurs, reprit-elle en étouffant un bâillement, ce serait un endroit idéal pour vivre, non ?
— Ce serait peut-être la meilleure chose à faire.
Il s’allongea à côté d’elle ; les échos imperceptibles de sa respiration lui offraient une impression attirante du visage de la jeune fille, des contours gracieux et fermes de ses épaules, de sa taille, de ses hanches, voilés dans le doux murmure d’une quasi-inaudibilité.
— C’est peut-être… une bonne… idée, dit-elle en étouffant un bâillement. Si nous… décidions…
Il attendit, mais ne perçut plus que les bruits légers et réguliers du sommeil.
Il se retourna et glissa son bras sous sa tête ; il repoussa les pensées sentimentales et mélancoliques qui avaient commencé à ternir ses projets. Pourtant, il devait admettre qu’il serait, en effet, agréable de vivre dans ce monde caché et de bannir à jamais de ses pensées les Ziveurs, les monstres humains, les fauves-souris, les deux Niveaux, la survivance et les entraves du formalisme et de la loi commune. Et, oui, même sa quête sans espoir de Lumière et d’Obscurité.
Mais cela n’était pas pour lui. Della était une Ziveuse… une différente supérieure. Il devrait sans cesse s’efforcer d’être à la hauteur de ses facultés supérieures ; cela ne donnerait rien de bon. Que disait déjà un Ziveur lors d’un de leurs raids ? « Au royaume des sourds, l’homme qui n’a qu’une oreille est roi, comme le serait ici un Ziveur. »
Et voilà ! Il serait pareil à un infirme, avec Della pour le conduire par la main. Dans son monde incompréhensible de courants d’air perceptibles et d’une appréhension quasi surnaturelle de choses qu’il ne parviendrait jamais à entendre, il se sentirait seul et frustré.
À travers les profondeurs du sommeil il se rendit compte qu’il devait y avoir longtemps qu’il était allongé ainsi – peut-être l’équivalent d’une période de sommeil, ou même davantage. Il approchait du réveil lorsqu’il entendit les cris.
S’ils avaient été poussés par Della, ils l’auraient sûrement tiré de sa torpeur. Mais il continua à les entendre dans son sommeil, ce qui prouvait que leur origine était psychique. Ils semblaient être issus d’un tourbillon de terreur, quelque part dans les profondeurs de son esprit.