— La fille zive, affirma quelqu’un sur sa gauche.
Une main balaya vivement l’air devant son visage et il ne put s’empêcher de ciller.
— Celui-là aussi, je crois, annonça le propriétaire de la main. En tout cas, ses yeux sont ouverts.
On les fit avancer entre deux rangées d’habitations et des douzaines de Ziveurs arrivèrent de tous les coins du monde pour les ziver. Se concentrant sur les réflexions des voix, il perçut une immense silhouette qui fendait la foule pour parvenir jusqu’à eux et reconnut Mogan, le chef des Ziveurs.
— Qui les a laissés entrer ? demanda-t-il.
— Ils ne sont pas passés par l’entrée, assura l’un des assistants.
— Ils disent qu’ils sont des Ziveurs, précisa un autre.
— Est-ce exact ? demanda Mogan.
— Ils ont tous deux les yeux ouverts.
La voix du chef explosa dans les oreilles de Jared.
— Que faites-vous ici ? Comment êtes-vous entrés ?
Della répondit la première.
— C’est ici notre place.
— Des fauves-souris nous ont attaqués, quelque part au-delà de cette paroi, expliqua Jared. Nous avons sauté dans la rivière et nous nous sommes retrouvés ici.
La voix de Mogan perdit un peu de sa sévérité.
— Vous avez dû passer une Radiation de moment ! Je suis le seul à avoir utilisé cette voie avant vous !
Puis, avec fierté :
— J’y suis aussi passé deux fois à contre-courant. Que faisiez-vous là-bas ?
— Nous étions à la recherche de votre monde, répondit Della. Nous sommes des Ziveurs.
— Tu parles ! répliqua Mogan. Il n’y avait qu’un seul Ziveur original et nous sommes tous ses descendants. Vous, non. Vous, vous venez d’un des Niveaux !
— Exact, admit Della. Mais mon père était un Ziveur : Nathan Bradley.
Le souffle coupé par la surprise, un survivant Ziveur s’avança. Sa respiration lourde indiquait que c’était un homme âgé.
— Nathan ! s’exclama-t-il. Mon fils !
Mais quelqu’un le tira en arrière.
— Nathan Bradley ? répéta l’homme à la gauche de Jared d’une voix hésitante.
— Bien sûr, dit un autre, vous avez dû entendre parler de lui. Il passait tout son temps à explorer les passages… jusqu’à la période où il a disparu.
Jared sentit le souffle de Mogan se diriger de nouveau sur lui.
— Et vous ?
— C’est un autre Ziveur original, dit Della.
— Et moi, je suis l’oncle d’une fauve-souris ! s’exclama le chef.
Une fois de plus, Jared sentit son assurance l’abandonner et il se demanda s’il parviendrait à se faire passer pour un Ziveur. Il chercha une explication plus convaincante.
— Peut-être ne suis-je pas vraiment un Ziveur original. Il y a des Ziveurs qui désertent votre monde de temps en temps, et qui peuvent être les auteurs d’autres croisements. Il y a eu Nathan, et aussi Estel…
— Estel ! s’exclama une femme en se frayant un chemin dans la foule. Que savez-vous à propos de ma fille ?
— C’est moi qui vous l’ai renvoyée la première fois que je l’ai zivée près du passage principal.
La femme le prit par le bras et il pouvait presque sentir la pression de ses yeux.
— Où est-elle ? Que lui est-il arrivé ?
— Elle était revenue au Niveau Inférieur pour m’entendre… pour me ziver. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont découvert que j’étais un Ziveur. Après cela, je ne pouvais plus rester là-bas.
— Où est mon enfant ? insista la femme.
À contrecœur, il raconta ce qui était arrivé à Estel. Un silence compréhensif tomba pendant qu’on emmenait la survivante en larmes.
— Ainsi, vous avez nagé sous les rochers… dit Mogan d’une voix presque rêveuse. Vous avez eu de la chance de ne pas être entraînés dans la cataracte !
— Alors, nous pouvons rester ? demanda Jared avec espoir, tout en s’efforçant de garder les yeux fixes comme le faisait Mogan.
— Pour le moment, oui.
Dans le silence qui suivit, Jared sentit un changement subtil dans sa perception du chef des Ziveurs. Pour une raison quelconque, Mogan, sans s’en rendre compte, retenait sa respiration, et son pouls s’était légèrement accéléré. En se concentrant davantage, Jared parvint à percevoir cette légère tension qui trahit la ruse ou le calcul. Puis il perçut l’impression à peine audible de la main de Mogan qui s’avançait lentement vers lui. Il toussota le plus naturellement possible et, dans les réflexions du son, il discerna que cette main attendait la sienne.
Sans hésiter, il prit la main de Mogan et la serra chaleureusement.
— Est-ce que vous pensiez que je ne ziverais pas cela ? demanda-t-il en riant.
— Nous devons être prudents, répondit Mogan. J’ai zivé des habitants des Niveaux qui entendaient si bien que l’on pouvait les prendre pour des Ziveurs.
— Mais pourquoi serions-nous venus ici si nous n’étions pas des Ziveurs ?
— Je n’en sais rien. Mais nous ne pouvons prendre aucun risque, surtout avec ces créatures qui infestent les passages. Nous sommes en train de murer l’entrée avant qu’elles ne la découvrent ; mais cela ne servira à rien si elles apprennent qu’il existe une autre voie d’accès qui ne peut être bloquée.
Mogan se plaça entre Jared et Della et commença à marcher.
— Nous allons vous surveiller jusqu’à ce que nous soyons sûrs que l’on peut vous faire confiance ; mais je sais comment on se sent après avoir nagé sous ces rochers, et nous allons vous permettre de vous reposer.
Il les conduisit vers deux petites habitations contiguës – Jared avait entendu l’un des Ziveurs les nommer « cabanes » – dans lesquelles on les fit entrer par des ouvertures rectangulaires. Des gardes vinrent se poster devant.
À l’intérieur, Jared se racla fortement la gorge pour se faire une idée de l’endroit où il se trouvait. Les échos lui dévoilèrent les détails d’un réduit qui différait totalement des grottes résidentielles qu’il connaissait. Ici, toutes les formes dérivaient du rectangle. Il y avait une plaque destinée aux repas, dont la surface extraordinairement plane était faite d’un tissu d’écorces très serré tendu sur un cadre de tiges de mannes. Il toucha le tissu, et entendit que quatre autres tiges de mannes servaient à surélever la partie plane au-dessus du sol.
Il bâilla, aussi spontanément que possible – dans le cas où quelqu’un l’aurait écouté ou zivé –, et étudia le motif sonore des échos. Des bancs de construction similaire étaient disposés autour de la plaque. L’emplacement destiné au repos était aussi une construction légère supportée par les quatre pieds traditionnels.
Puis il se redressa brusquement, tout en essayant de ne pas révéler qu’il avait découvert qu’on l’écoutait – qu’on le zivait, plutôt. Au-dessus de la plaque qui servait au sommeil, il y avait une petite ouverture sur le mur de droite – et là, il entendait quelqu’un respirer, le plus silencieusement possible. Quelqu’un zivait donc tout ce qu’il faisait.
Très bien. Le plus sûr était de bouger le moins possible de façon à réduire les risques de se trahir.
Il bâilla encore une fois bruyamment pour fixer dans son esprit la position de la couche, puis il alla s’y étendre. Ils attendaient qu’il soit épuisé, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi ne pas agir comme s’il l’était ?
Se mettant à l’aise sur le confortable matelas de fibre de manne, il se rendit compte qu’en effet cette nage souterraine avait été une rude épreuve. Il ne tarda pas à s’endormir.
Les hurlements se succédaient, pénétrant dans son sommeil, et il les reconnut pour des impressions non audibles.
Leah !
Se forçant à demeurer dans le rêve, il essaya de communiquer plus étroitement avec Bonne survivante. Mais le contact irrégulier ne lui transmettait que l’essence de l’horreur et du désespoir. Il tenta de se rapprocher physiquement d’elle et réussit à renforcer quelque peu le lien fragile qui les unissait.