— Les monstres ! Les monstres ! Les monstres ! sanglotait-elle encore et encore.
À travers son tourment, il discerna les paupières de Leah serrées avec une telle force que ses oreilles bourdonnaient sous la pression. Il perçut aussi des mains fortes et déterminées qui la forçaient à se retourner, puis il sentit une pointe aiguë pénétrer brutalement dans son épaule ; les odeurs étaient si repoussantes qu’il avait l’impression d’étouffer avec elle.
Puis il eut la sensation que des doigts s’enfonçaient dans sa chair, au-dessus et au-dessous des yeux, pour la forcer à les ouvrir.
Aussitôt, toute la Radiation hurla jusqu’à lui à travers la conscience de Leah. Il reconnut la fanfare assourdissante du son silencieux, semblable à celui que les monstres projetaient sur les murs des passages, mais beaucoup plus puissant. Le flot se précipita dans les yeux de Leah. Jared craignit qu’elle ne devînt folle.
Après cette expérience démente, il s’échappa du cauchemar tout en sachant que ça n’en était pas un.
Ce qu’il avait entendu entrer dans les yeux de Bonne survivante ne pouvait être que le Feu Nucléaire de la Radiation ! C’était comme s’il avait franchi les limites de l’existence matérielle pour partager la torture que les Démons Atomiques infligeaient à Leah dans l’infini de la Radiation !
Tremblant, il resta sans bouger sur la couche ; l’arrière-goût de cette expérience pseudo-onirique le poursuivait comme une fièvre.
Leah… partie.
Son monde… vide.
Les passages… peuplés de monstres humains précédés par des échos hurlants, incompréhensibles, et qui ne portaient aucun son. Des créatures démoniaques qui frappaient leurs victimes de paralysie avant de les emmener… où ?
Un Ziveur entra, plaça une coque remplie de nourriture sur la plaque pour les repas et se retira sans un mot. Jared s’installa et se mit à manger. Mais son appétit le quitta lorsqu’il réalisa avec remords que, durant sa folle quête d’Obscurité et de Lumière, tous ses mondes familiers s’étaient écroulés autour de lui.
Le rythme de ces changements irrévocables avait été rapide et incessant. Il songea avec tristesse que les choses ne seraient plus jamais les mêmes, ne pourraient plus jamais être les mêmes. Il était maintenant certain que ces êtres étranges aux habits qui ne collent pas au corps comptaient s’emparer de tous les mondes, et s’y employaient avec une détermination inébranlable. Il était non moins sûr que l’arrêt des sources chaudes et la baisse du niveau de la rivière faisaient aussi partie de leur plan.
Pendant que toutes ces catastrophes avaient lieu, il avait gaspillé son temps à une recherche futile, se complaisant dans la croyance que Lumière était désirable. La solide réalité lui avait échappé pendant qu’il poursuivait une brise fantasque le long d’un couloir sans fin.
Tout aurait pu être différent s’il avait organisé les Niveaux et dirigé la lutte pour la Survie, au lieu de jouer à ce jeu stupide. Peut-être même aurait-il pu espérer le retour à une existence normale, avec Della comme partenaire d’unification. Peut-être ne se serait-il même pas rendu compte qu’elle était… différente !
Maintenant il était trop tard. Il était virtuellement prisonnier dans le monde qui, il l’avait espéré, devait lui fournir la clef de sa recherche inutile de Lumière. Comme lui, les Ziveurs eux-mêmes étaient les captifs impuissants des monstres qui régnaient sur les passages.
Il repoussa la nourriture et se passa la main dans les cheveux. Dehors, le monde était animé par les sons d’une activité fébrile : conversations à voix haute, enfants en train de jouer et, plus loin, le bruit des rochers que l’on empilait pour obstruer définitivement l’entrée. Il nota en passant que ces derniers bruits étaient une excellente source d’échos.
Mais ce qui le touchait d’encore plus près, il se rendait compte avec désespoir qu’il n’y avait rien de « différent » ici, aucun élément qui aurait pu justifier sa venue en ce monde pour y trouver Obscurité et Lumière.
Parmi les sons proches, il reconnut la voix de Della, dans la cabane contiguë. Elle était heureuse, pleine de vie et passait d’un sujet à un autre avec volubilité ; il entendait aussi les voix animées de plusieurs femmes. Quelques bribes de la conversation lui apprirent qu’elle avait rapidement retrouvé tous ses parents Ziveurs.
Les rideaux s’ouvrirent et Mogan entra. Sa forme massive, aux contours définis par les rares échos, brisa brutalement le silence de la cabane.
Le chef des Ziveurs lui fit signe de la tête.
— Il est temps que nous nous assurions que vous êtes l’un des nôtres.
Jared sourit avec une fausse insouciance et le suivit au-dehors. Ils marchèrent le long d’une rangée d’habitations, suivis de plusieurs autres Ziveurs. Ils atteignirent un espace dégagé et le chef fit halte.
— Nous allons faire un petit peu de lutte – rien que vous et moi.
Fronçant les sourcils avec stupidité, Jared écouta l’homme.
— C’est sûrement le meilleur moyen pour découvrir si vous zivez vraiment, vous ne trouvez pas ? dit Mogan, en avançant les mains.
Jared entendit que c’étaient des mains puissantes, à la dimension de l’homme lui-même.
— Je suppose, répondit-il avec légèreté.
Quelqu’un sortit de la foule et il reconnut Della qui venait à lui : sa respiration haletante trahissait son inquiétude. Mais on la saisit par le bras pour la faire reculer.
— Prêt ? demanda Mogan.
Jared prit son courage à deux mains.
— Prêt.
Mais, apparemment, le chef des Ziveurs ne l’était pas, lui… pas encore.
— Owlson ! cria-t-il dans la direction de l’équipe qui travaillait à l’entrée. Je veux le silence complet ! Puis à ceux qui l’entouraient :
— Pas un seul bruit, compris ?
Pour cacher son désespoir, Jared dit d’un ton sarcastique :
— Vous oubliez qu’il y a encore les odeurs !
Il entendit avec reconnaissance que Mogan avait aussi oublié le bruit de la cascade que, Lumière merci, on ne pouvait faire cesser.
— Oh ! les préparatifs ne sont pas terminés ! répondit le chef en riant.
Plusieurs Ziveurs saisirent Jared par les épaules et les bras pendant qu’un autre lui rejetait la tête en arrière et lui écartait les cheveux. Puis on introduisit dans ses oreilles et son nez des tampons d’une matière humide : de la boue !
Relâché dans un monde inodore et silencieux, il porta les mains à son visage. Mais avant d’avoir pu retirer la glaise qui lui bouchait les oreilles, Mogan le saisit par le cou d’une main puissante, le souleva en l’air et le jeta violemment sur le sol.
Désorienté, sans un seul son ni une odeur pour le guider, il se remit debout et lança un coup de poing dans le vide qui ne réussit qu’à lui faire perdre à nouveau l’équilibre.
Il perçut faiblement les rires qui lui parvenaient à travers la boue. Mais les sons étaient bien trop vagues pour lui permettre de localiser Mogan. Les poings en avant, Jared s’élança en titubant de-ci, de-là, jusqu’à ce qu’un bon coup sur la nuque l’envoie une nouvelle fois rouler au sol. Quand il essaya de se relever, il reçut un coup de poing au visage qui lui arracha presque la tête. Le coup suivant l’aurait certainement convaincu que c’était une chose possible si l’inconscience ne l’avait dispensé d’être convaincu de quoi que ce soit.
Il finit par réagir à la brûlure de l’eau que l’on jetait sur son visage et se souleva sur un coude. Une de ses oreilles s’était débouchée et il pouvait entendre le cercle des hommes qui le zivaient d’une façon menaçante.