Il reconnut, perdues dans les bruits de la foule, les voix de Mogan et de Della.
— Évidemment, je savais qu’il n’était pas un Ziveur ! soutenait la jeune fille.
Mogan lui rappela d’une voix où grondait la colère :
— Et pourtant, vous l’avez amené ici.
— C’est lui qui m’a amenée ! répondit-elle avec un rire de mépris. Je n’y serais jamais arrivée toute seule. Ma seule chance était de le convaincre que je le prenais pour un Ziveur.
— Pourquoi ne pas avoir dit la vérité plus tôt ?
— Pour qu’il se jette sur moi avant que vous ne puissiez l’en empêcher ? De toute façon, je savais qu’on le découvrirait tôt ou tard.
Jared hocha mélancoliquement la tête au souvenir des avertissements de Leah et de ses propres doutes. S’il avait été capable d’entendre plus loin que le lobe de son oreille, il aurait compris depuis longtemps qu’elle se servait juste de lui comme d’une escorte dans sa recherche du monde des Ziveurs.
Il voulut se lever mais quelqu’un l’en empêcha en posant le pied sur l’une de ses épaules.
— Que fait-il ici ? demanda Mogan à la jeune fille.
— Je ne sais pas exactement ; il est à la recherche de quelque chose et il croit pouvoir le découvrir ici.
— À la recherche de quoi ?
— D’Obscurité.
Mogan alla vers Jared et le mit violemment sur ses pieds.
— Pourquoi es-tu venu ici ?
Jared ne répondit pas.
— Essayais-tu de localiser notre monde pour venir le piller ?
Comme il n’obtenait toujours pas de réponse, le chef ajouta :
— Ou est-ce que tu aides les monstres à nous trouver ?
Jared resta obstinément silencieux.
— On va te laisser réfléchir. Tu te rendras peut-être compte que la franchise pourrait te faciliter la vie.
Jared comprit qu’il n’y aurait pas de clémence pour lui. Tant qu’il serait vivant, ils auraient toujours peur qu’il s’échappe et mette ses projets – quels qu’ils soient – à exécution.
Après l’avoir ligoté avec des cordes, on l’emmena à mi-chemin du bout du monde pour l’enfermer dans une unité d’habitation, non loin de la cascade rugissante. C’était une cabane exiguë dont les ouvertures étaient barrées par d’épaisses tiges de manne.
13
Durant sa première période d’emprisonnement, Jared caressa à plusieurs reprises l’idée d’une évasion. Il avait entendu qu’il serait relativement facile de sortir de la cabane à condition d’avoir les mains libres. Mais ses poignets étaient solidement attachés derrière son dos.
Et s’évader… pour aller où ? L’entrée principale était bloquée par l’équipe qui construisait la barricade ; de l’autre côté, il y avait les violents courants souterrains de la rivière… à quoi bon sortir de cette prison ?
En d’autres circonstances, une évasion aurait été son seul espoir et sa seule consolation. Mais, en dehors du domaine des Ziveurs, il n’y avait plus que des passages remplis de monstres. Les autres mondes avaient sans doute été dévastés par les répugnantes créatures. Le seul motif qui l’aurait poussé à agir – l’espoir de découvrir un petit monde caché pour Della et pour lui – n’existait plus depuis que la jeune fille s’était retournée contre lui.
Il passa la seconde période devant l’ouverture grillagée à écouter les travailleurs qui finissaient d’obturer l’entrée. Ensuite, désespéré, il s’assit sur le sol dans un coin de la hutte et laissa le rugissement de la cascade l’envahir et oblitérer tous les autres sons.
Il se demandait avec amertume ce qui avait bien pu lui faire croire qu’il trouverait Lumière dans ce monde misérable. Il avait supposé que, puisque les Ziveurs connaissaient le monde sans avoir besoin de l’entendre, ils exerçaient un pouvoir analogue à celui que, probablement, tous les hommes pouvaient exercer en présence de Lumière Toute-Puissante. Dans sa sottise, il avait pensé que de cette activité résulterait une diminution d’Obscurité. Mais il avait négligé une possibilité : cette diminution d’Obscurité était un fait que seuls les Ziveurs pouvaient percevoir. Un fait qu’il ne pourrait jamais connaître à cause de ses sens limités.
Absorbé par ses spéculations sur les rapports Lumière-Obscurité-Ziveurs, il alla s’étendre dans un coin de la cabane. Il essaya, mais en vain, de ne plus penser à Della. Puis il reconnut avec objectivité que ses actes – l’amener à la conduire ici – ne faisaient que refléter la perfidie coutumière aux Ziveurs. Ah ! non, Leah, elle, n’aurait jamais…
Bonne survivante… Quel avait pu être son sort ? Peut-être essayait-elle de le contacter des profondeurs de la Radiation ? Il ne pourrait le savoir qu’en dormant.
Pendant le reste de cette période, sauf quand on lui apportait ses repas, il sommeilla le plus longtemps possible dans l’espoir d’entendre Leah. Mais elle ne vint pas.
Vers la fin de la troisième période, il perçut un léger bruit à l’extérieur de la cabane – un bruit de pas suffisamment proche pour être entendu malgré le vacarme de la cascade. Puis il sentit l’odeur de Della, quand elle s’approcha du mur extérieur de la cabane.
— Jared ! murmura-t-elle avec inquiétude.
— Va-t’en.
— Mais je veux t’aider !
— Tu m’as suffisamment aidé comme cela.
— Ne sois pas idiot. Est-ce que je serais libre, est-ce que je pourrais venir te voir maintenant si j’avais agi autrement devant Mogan ?
Il l’entendit tripoter les nœuds de la corde qui fermait solidement l’entrée.
— Je suppose que tu as saisi la première occasion de venir me libérer ! dit-il avec indifférence.
— Bien sûr. Je n’ai pas pu venir plus tôt… les Ziveurs ont entendu des bruits inquiétants dans les passages et ont relâché leur surveillance.
Le dernier nœud céda et Della put ouvrir le solide panneau de tiges de manne.
— Retourne chez tes amis les Ziveurs, grogna-t-il.
— Lumière, ce que tu peux être têtu !
Elle commença à couper ses liens à l’aide d’un couteau.
— Te sens-tu capable de nager encore une fois sous l’eau ?
— À quoi cela servira-t-il ?
— Nous pourrions retourner à l’un des Niveaux.
Enfin, ses bras étaient libres.
— Tu sais bien qu’ils me prennent pour un Ziveur, et de toute façon, il n’y a peut-être plus de Niveaux.
— Alors, nous irons dans un des mondes mineurs.
Elle répéta avec obstination :
— Tu pourras nager ?
— Je crois.
— Bien… alors partons !
Elle sortit de la cabane, mais il resta en arrière.
— Tu veux dire que tu viens aussi ?
— Tu ne pensais tout de même pas que j’allais rester ici sans toi ?
— Mais c’est ton monde ! C’est ta place ! De toute façon je ne suis pas un Ziveur !
Elle eut un soupir exaspéré.
— Écoute-moi. Au début, j’étais folle de joie d’avoir trouvé quelqu’un comme moi. Je ne me suis pas demandé quelle différence cela ferait si tu n’étais pas vraiment un Ziveur. Puis je t’ai vu à terre avec Mogan au-dessus de toi, et j’ai su que cela n’aurait aucune importance si tu ne pouvais ni entendre ni goûter ou sentir. Maintenant, n’est-ce pas, nous pouvons partir à la recherche de ce monde perdu ?
Avant qu’il ait pu dire un mot, elle le poussa dans la pente en direction de la chute d’eau. Jared sentit le linceul de peur qui s’était abattu sur le monde des Ziveurs. Au loin, la zone habitée était plongée dans un silence de mort. Les échos indistincts du bruit de la cascade lui fournirent l’impression de quelques Ziveurs qui s’éloignaient à reculons de l’entrée barricadée.