Ils traversèrent un petit gouffre et Mogan se rapprocha de Jared.
— Della m’a dit que vous étiez à la recherche d’Obscurité et de Lumière…
— Oubliez cela, l’interrompit sèchement Jared, lui-même déterminé à l’oublier.
— Mais cela m’intéresse. Si vous aviez été un Ziveur, j’en aurais déjà discuté avec vous.
Sa curiosité s’éveillant, Jared demanda :
— De quoi ?
— Je n’ai jamais accordé grand crédit aux légendes. J’ai toujours pensé que Grande Lumière Toute-Puissante était une glorification inutile d’une chose tout à fait commune.
— Vraiment ?
— J’ai même découvert ce qu’est Lumière.
Jared s’arrêta net.
— Quoi ?
— La chaleur !
— Comment expliquez-vous cela ?
— Il y a de la chaleur partout, n’est-ce pas ? Quand il y en a beaucoup, nous disons qu’il fait chaud ; quand il y en a peu, qu’il fait froid. Plus un objet est chaud, plus fortes sont les impressions qu’il envoie aux yeux des Ziveurs.
Jared hocha pensivement la tête.
— Et elle vous permet de connaître les choses sans les entendre, sans les toucher et sans les sentir…
Mogan acquiesça.
— … ce qui est exactement ce que les légendes disent de Lumière !
Quelque chose clochait, mais Jared ne parvenait pas à déceler ce que c’était. Peut-être n’était-ce que sa répugnance à admettre que Lumière puisse être une chose aussi prosaïque que la chaleur. Il reprit sa marche et accéléra le pas en entendant un passage plus large devant eux.
Au même moment, Mogan lui dit :
— Je zive un grand passage devant nous.
Jared avançait au pas de course, frappant ses pierres plus rapidement pour adapter le son à la vitesse accrue. Il s’arrêta en arrivant dans le grand passage.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Mogan quand il l’eut rejoint.
— Je sens l’odeur des monstres !
Jared écarta les narines pour aspirer des bouffées d’air.
— Ce n’est pas tout. Je sens aussi celle d’un grand nombre d’habitants des Niveaux Supérieur et Inférieur… presque aussi fort que l’autre odeur.
Les échos des pierres lui apprirent que le chef des Ziveurs se passait la main sur les yeux.
— Ce passage est une vraie Radiation pour les yeux ! s’exclama Mogan. Il y fait beaucoup trop chaud. Je peux à peine ziver une chose de l’autre.
Jared aussi avait senti la chaleur. Mais un autre détail le préoccupait. Cet endroit lui paraissait familier, avec ses amoncellements de rochers caractéristiques. Bien sûr ! Ils étaient tout près de l’entrée du Monde Originel ! Il fit résonner ses pierres encore une fois et détecta le pan de rocher derrière lequel Owen et lui s’étaient cachés lors de sa première rencontre avec un monstre. L’entrée du Monde Originel devait se trouver juste après le tournant, sur leur droite, et, en continuant à suivre le passage, on atteignait la Barrière et les Niveaux.
— Par où faut-il aller ? demanda Mogan.
— À gauche ! dit Jared impulsivement, et il se mit en marche. Au bout de quelques pas, il reprit :
— Ainsi, vous pensez que la chaleur est Lumière ?
— En effet.
— Et Obscurité ?
— C’est simple ! Obscurité, c’est le froid !
Mais Jared venait de mettre le doigt sur l’erreur.
— Vous vous trompez. Seuls les Ziveurs peuvent percevoir chaleur et froid à distance. Citez-moi une légende qui affirme que Lumière est l’apanage exclusif des Ziveurs ! Les croyances affirment que tous les hommes seront unis à Lumière.
— J’ai aussi trouvé réponse à cela : les Ziveurs sont tout simplement le premier pas vers la réunion de tous !
Jared allait protester contre cette supposition mais, juste avant de s’engager dans un tournant, il eut un geste instinctif de recul. Surmontant la crête des échos, il perçut les détails d’un second virage : il était vivement conscient qu’un flot énorme de son silencieux venait de cette direction. C’était comme si un millier de ces créatures humaines-inhumaines avançaient vers lui, précédées par leur silence hurlant.
— Je ne zive plus rien ! fit la voix plaintive de Mogan.
Jared écouta, mais aucun son n’indiquait la présence des monstres dans le virage. Il avança pas à pas, déterminé, cette fois, à ne pas fermer les yeux. Son visage grimaçant attestait la lutte entre sa volonté et ses muscles qui essayaient convulsivement de fermer les paupières qu’ils contrôlaient. Tremblant, louchant, il se surprit à se déplacer sans écouter.
Mogan suivait à bonne distance, proférant de temps en temps un juron.
Jared parvint au tournant. Il avançait rapidement, car il avait peur, s’il hésitait, qu’une impulsion ne lui fasse faire volte-face et s’enfuir. L’effrayante substance se déversa dans ses yeux avec la force de cent sources d’eau bouillante et il ne put les maintenir ouverts. Le visage couvert de larmes, il chancela, se fiant une fois de plus à ses pierres.
La terreur l’immobilisa. Car aucun écho ne lui revenait, pas un seul ! C’était impossible ! Personne n’avait jamais entendu un bruit qui n’est pas réfléchi de toutes les directions ! Mais ici, il y avait un incroyable vide dans la continuité sonore !
Sa peur avait créé une barrière qui l’empêchait de faire un seul pas. Immobile comme un plant de manne, il se mit à crier.
Il n’y eut aucune réflexion de sa voix, ni d’en haut, ni de devant, ni des côtés ! Derrière lui, le son esquissa la présence d’une grande paroi rocheuse, s’élevant à une hauteur vertigineuse – plusieurs fois celle du dôme du monde des Ziveurs. Et, dans ce mur, il perçut le creux assourdi du passage qu’il venait de quitter.
La signification de tout cela l’atteignit avec la force d’un rocher qui tombe du haut d’un dôme : il était dans l’infini ! Mais ce qui l’entourait n’était pas une interminable continuité de pierre, mais une étendue illimitée… d’air !
Terrifié, il recula vers le passage. Toutes les croyances affirmaient qu’il n’y avait que deux infinis : le Paradis et la Radiation !
Il recula encore d’un pas et heurta Mogan.
Le chef des Ziveurs s’exclama :
— Je ne peux même pas garder mes yeux ouverts ! Où sommes-nous ?
— Je…
Les mots s’étranglaient dans sa gorge.
— Je pense que nous sommes dans la Radiation !
— Lumière ! Je la sens !
— C’est l’odeur des monstres. Mais ce n’est pas seulement leur odeur : tout cet endroit en est imprégné !
Épouvanté, Jared recula encore dans le passage. Puis il prit conscience de l’intense chaleur qui régnait et comprit pourquoi son compagnon ne pouvait plus ziver : Mogan était habitué à la chaleur moyenne et régulière des mondes et des passages. Ici, une chaleur semblable à celle de mille sources d’eau bouillante se déversait sur eux, venant d’en haut.
En un éclair, Jared comprit qu’il ne pourrait pas quitter cet infini avant de l’avoir identifié avec certitude. Il se doutait déjà de ce que c’était ; la chaleur à elle seule en était une indication plus que suffisante, mais il devait être sûr. Se raidissant pour pouvoir résister à la douleur, il ouvrit les yeux et laissa les larmes couler.
Les impressions étranges et inquiétantes qui l’assaillirent étaient toutes brouillées et il s’essuya le visage du revers de la main.