Il tourna la tête vers la fenêtre, mais la détourna aussitôt. Pendant la fraction de battement de cœur où il avait tenu les yeux ouverts, il avait reçu une impression terrifiante. C’était comme si une parcelle d’Hydrogène s’était introduite par une fente du rideau et s’était jetée sur la relative Obscurité du plancher, formant une ligne longue et étroite !
Plusieurs battements de cœur plus tard, il se força à ouvrir les yeux et essaya de se débarrasser de ses liens. Ses avant-bras, pourtant libres, s’agitaient en vain. Il était impuissant contre les effets secondaires du zip-hss.
Peu après, il étouffa un cri de peur et referma ses paupières tremblantes. Il venait de recevoir une impression horrible, menaçante, à quelques doigts de son visage ! C’était un objet bulbeux, muni de cinq protubérances courbes, qui lui rappela vaguement l’impression sonore d’une…
Mais non, ce n’était pas possible ! Et pourtant…
Il ouvrit les yeux et, à titre d’expérience, remua l’index de sa main gauche. L’une des protubérances de l’objet bulbeux bougea aussi. Rassuré, il baissa la main. Son étonnement était sans bornes ; les légendes disaient que la Lumière créerait des impressions incroyablement précises de toutes les choses, mais aucune des croyances n’avait jamais fait la moindre allusion au fait qu’un survivant pourrait recevoir de telles impressions de son propre corps !
Il leva de nouveau la main là où il pouvait la voir et étudia les impressions. Elles étaient d’une perfection incroyable ! Il reconnut toutes les lignes de la paume et le moindre poil sur le dos de sa main !
Il se refusa énergiquement à croire ce qu’il vit ensuite : sa main s’était soudain divisée en deux, comme si la main originelle avait donné naissance à une autre main toute semblable ! Les deux mains se réunirent, pour se séparer de nouveau, plus distinctes que jamais !
Il ressentait une pression inégale sur les muscles qui faisaient mouvoir ses yeux – une tension qui s’exerçait également sur les ailes de son nez chaque fois que la main se divisait, et qui s’atténuait lorsque les deux parties se rejoignaient. Il découvrit qu’il pouvait éviter, au prix d’une grande attention, l’impression troublante et certainement fausse de posséder deux mains gauches, alors que tous ses autres sens lui affirmaient qu’il n’en avait qu’une.
Des voix toutes proches de la cabane mirent Jared en alerte, il eut le temps de feindre le sommeil avant que la porte ne s’ouvre. Il entendit deux de ses geôliers entrer ; il se garda bien de tout mouvement lorsqu’il les sentit approcher du lit. Il percevait aussi que leurs voix étaient tamisées par des masques de tissu.
— C’est le nouveau ?
— Le dernier, oui. Au fait, pour autant que nous sachions, c’est lui qui a boxé Hawkins pour enlever cette jeune fille sensible à l’infrarouge.
— Ah ! Celui-là ! Fenton… Jared Fenton. Il y a longtemps que son vieux père attend ce jour !
— Tu veux que j’aille dire à Evan qu’il est ici ?
— Impossible ; il a été transféré pour un cours de reconditionnement avancé.
Jared espéra qu’ils n’avaient pas remarqué son mouvement involontaire lorsqu’ils avaient parlé de son père. Son seul espoir d’échapper à la torture, au moins pour un moment, était de leur faire croire qu’il était endormi.
— Alors, Thorndyke, dit le plus proche des deux, on y va ?
Jared tressaillit de nouveau en apprenant que Thorndyke en personne était là.
— Il a eu les premières injections ? demanda ce dernier.
— Toutes.
— Bon, nous devrions pouvoir enlever ça sans risquer une nouvelle épidémie de grippe.
Jared les entendit retirer leurs masques. Puis, inattendue, une main toucha son épaule.
— Bien, Fenton, dit Thorndyke, je vais vous frapper entre les yeux avec une substance à laquelle vous ne comprendrez rien… au début. Peu à peu, vous vous habituerez.
Devant le silence de Jared, l’autre demanda :
— Croyez-vous qu’il est toujours inconscient ?
— Certainement pas. Tous ceux qui ne s’agitent pas en hurlant font semblant de dormir. Allons, Fenton ! D’après ce que je sais, vous avez une plus grande expérience de la lumière que nul autre. Vous devriez progresser à pas de géant !
Peut-être était-ce la douceur calculée de la voix, ou bien Jared, sans bien s’en rendre compte, en avait-il assez de tenir les yeux fermés. En tout cas, au battement de cœur suivant, la lumière entrait à flots dans sa conscience, liée à toute une série d’impressions.
— C’est mieux ! dit Thorndyke avec un soupir de soulagement. Maintenant, nous avançons !
Mais Jared referma les paupières pour écarter les sensations troublantes. Il préféra les comparer dans sa mémoire avec les impulsions sonores qu’il recevait.
Thorndyke était un homme – il hésita un instant à lui donner ce titre plutôt que celui de monstre – de haute taille, avec un visage dont l’ossature solide suggérait vigueur et détermination. Ses traits contrastaient fortement avec un menton complètement lisse, d’aspect féminin.
Un tissu lâche formait tout autour de son corps des plis qui bougeaient à chaque mouvement, rendant la perception de l’ensemble assez confuse. Mais, se dit Jared, pour des êtres qui vivaient dans la vaste étendue et dans la chaleur de cet infini, des vêtements collant au corps seraient à la fois désagréables et peu pratiques.
— Allez ouvrir ce rideau, Caseman, dit Thorndyke, et donnez-nous un peu plus de lumière !
— Êtes-vous sûr qu’il est prêt pour ça ? demanda Caseman tout en se dirigeant vers la fenêtre.
— Je le pense. Il se comporte presque aussi bien qu’un Ziveur. Il a sans doute eu plus de contacts avec la lumière que nous ne le supposons.
La vague de peur submergea Jared lorsqu’il entendit s’ouvrir le rideau et perçut le violent assaut de la lumière contre ses paupières fermées.
Thorndyke posa la main sur son épaule.
— Du calme, Fenton. Rien ne vous fera de mal.
Ce n’étaient, bien sûr, que des paroles trompeuses destinées à adoucir sa méfiance. Ils voulaient lui donner un faux sentiment de sécurité puis, lorsque la torture anéantirait son espoir, leur amusement serait complet.
Il ouvrit les yeux ; il put à peine faire face à la lumière furieuse qui se déversait à flots par la fenêtre. Il les referma non seulement parce qu’il avait peur de la lumière, mais parce qu’il avait vu deux Thorndyke l’un à côté de l’autre ! Il en tremblait.
Thorndyke se mit à rire.
— Le manque de coordination entre les deux yeux rend les choses plutôt confuses, n’est-ce pas ? Vous apprendrez peu à peu les petits secrets de la focalisation.
Il prit un petit banc cloisonné et vint s’asseoir à côté du lit.
— Une petite mise au point, maintenant. Une partie de ce que je vais vous dire vous passera complètement par-dessus la tête ; le reste vous paraîtra illogique. Essayez d’y croire si vous le pouvez ; peu à peu, cela s’éclaircira. Primo : ceci n’est pas la Radiation. Nous ne sommes pas des démons. Vous n’êtes pas mort et sur le chemin du Paradis. Dans le ciel, dehors, il y a le soleil. C’est très impressionnant, mais ce n’est pas Hydrogène en personne !
— Ni Lumière Toute-Puissante, d’ailleurs, ajouta Caseman.
— Non, Fenton, affirma Thorndyke, contrairement à ce que vous croyez maintenant, vous penserez peut-être un jour à ce monde extérieur comme si c’était le Paradis.
— D’ailleurs, dit Caseman, vous apprendrez à avoir une nouvelle conception du Paradis : toujours inaccessible dans ce monde matériel, toujours dans l’au-delà, dans l’infini, mais dans un autre infini. Ce qui nous mène au fait qu’il faudra que vous échangiez vos anciennes croyances contre des nouvelles.