Il y eut un moment de silence pendant lequel Jared faillit perdre patience. Puis Thorndyke lui demanda :
— Vous êtes toujours avec nous ? Vous voulez dire quelque chose ?
— Je veux retourner au Niveau Inférieur, répondit-il sans ouvrir les yeux.
— Vous voyez ! dit Caseman en riant. Il parle !
— C’est bien ce que je pensais, fit Thorndyke avec lassitude. Mais c’est impossible. Dites-moi, que penseriez-vous de cette proposition : aimeriez-vous… hum… entendre… comment s’appelle la fille déjà ?
— Della, précisa Caseman.
Jared essaya de se lever malgré ses liens.
— Que lui faites-vous ? Est-ce que je peux la… voir ?
— Dites donc ! Celui-là sait même ce qu’il fait avec ses yeux ! Caseman, comment va cette jeune fille ? Comment se débrouille-t-elle ?
— Elle progresse vite, comme la plupart des Ziveurs, puisqu’ils n’ignorent pas totalement ce que c’est que de voir. Bien sûr, elle ne sait pas très bien de quoi il retourne, mais elle prend les choses comme elles viennent avec sagesse.
Thorndyke se tapa sur la cuisse.
— D’accord, Fenton ; vous verrez la fille demain… à la prochaine période.
C’était sans doute cela, le début de la torture. On lui faisait espérer quelque chose, puis on le soumettait au supplice de Tantale en le maintenant toujours hors de portée.
— Voilà pour le préambule, reprit enfin Thorndyke. Maintenant, nous allons vous donner une quantité de faits que vous pourrez retourner dans votre esprit en attendant qu’ils commencent à avoir un sens pour vous :
« Les deux Niveaux, ainsi que le groupe des Ziveurs, sont des descendants du Complexe de Survie U. S. n° 11. Imaginez un monde entier – pas de l’espèce que vous connaissez, mais un monde beaucoup, beaucoup plus grand – dans lequel vivent à l’étroit des milliards – vous savez ce que c’est, un milliard ? – de gens. Ils sont divisés en deux camps, prêts à se jeter les uns sur les autres avec des armes meurtrières au-delà de toute imagination. Le simple fait de les utiliser peut… hum… empoisonner l’air pendant des générations.
Thorndyke fit une pause et Jared eut l’impression qu’il avait dû raconter cette histoire des centaines de fois.
— Cette guerre est déclenchée, continua-t-il, mais heureusement, pas avant que les préparatifs pour la survie de quelques groupes – dix-sept, pour être exact – ne soient achevés. On a installé des… sanctuaires souterrains, fermés hermétiquement pour échapper à l’atmosphère empoisonnée.
— D’ailleurs, ajouta Caseman, c’était déjà une réussite remarquable que de pouvoir assurer la survie de quelques poignées d’hommes. Cela aurait été impossible sans l’usage de la force nucléaire et la découverte d’un type de vie végétale pouvant fonctionner par thermosynthèse au lieu de photo…
Le flot des paroles de Caseman s’arrêta net, comme s’il avait senti que son auditeur était incapable de le suivre.
— Vos « plants de manne », expliqua sèchement Thorndyke. En tout état de cause, ces complexes de survie étaient prêts ; la guerre fut déclenchée, et les quelques élus quittèrent leur… Paradis, si l’on peut dire. Tout l’équipement fonctionna comme prévu ; les connaissances et les institutions furent préservées, et la vie continua pour des gens qui savaient où ils étaient et pourquoi ils y étaient. Des générations plus tard, lorsque l’air extérieur se fut assaini, les descendants des survivants primitifs jugèrent qu’ils pouvaient regagner le monde extérieur sans danger.
— Sauf dans le Complexe n° 11, corrigea Caseman. Là, les choses se passèrent moins simplement.
— En effet ! admit Thorndyke. Mais revenons à nos moutons. D’après ce que j’ai entendu dire, Fenton, vous êtes un non-croyant. Vous n’avez jamais accepté que la lumière soit Dieu. Vous devez d’ailleurs avoir maintenant une idée à peu près correcte de ce qu’elle est, bien que vous soyez têtu comme un âne dès qu’il s’agit d’ouvrir les yeux.
« En tout cas, voici les faits : la lumière est une chose aussi naturelle que, disons, le bruit d’une chute d’eau. Dans sa forme première, elle provient en abondance de ce que vous jurez être « Hydrogène lui-même ». Comme vous avez dû le remarquer, nous savons aussi la produire artificiellement. Chaque complexe de survie avait un ensemble autonome pour produire de la lumière artificielle, et ils ont fonctionné jusqu’au moment où les survivants ont pu regagner l’extérieur.
Se penchant au-dessus du lit, Caseman interrompit Thorndyke.
— Sauf dans le vôtre. Au bout de quelques générations, vous avez oublié comment faire fonctionner ces ensembles, au cas où il arriverait quelque chose. Et quelque chose est arrivé…
— Il y avait un vice de construction mineur, résuma Thorndyke, et, ma foi, les lumières s’éteignirent. En même temps, la plupart des conduites d’eau surchauffées qui alimentaient votre centrale explosèrent. Les habitants durent émigrer plus avant dans le complexe, pour aller occuper d’autres salles qui étaient partiellement préparées pour recevoir un éventuel surcroît de population.
Jared commençait vaguement à se représenter de façon plus ou moins cohérente ce qu’ils voulaient lui faire croire. Le peu qu’il parvenait à comprendre était si incroyable que sa logique se révoltait. Par exemple, quel sens attribuer à un infini entièrement peuplé de milliards d’individus hostiles ? Leurs voix semblaient pourtant exemptes de toute menace. En fait, leurs mots, quoique pour la plupart dénués de sens, avaient une vertu apaisante.
Non ! C’était justement la réaction qu’ils espéraient de lui ! Ils essayaient de gagner sa confiance avec leurs stratagèmes. Mais quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, il était décidé à ne pas abandonner sa résolution de s’évader, de trouver Della et de fuir la Radiation avec elle.
Il ouvrit les yeux, mais ne s’attarda qu’un instant sur l’impression de Thorndyke. À côté de cette impression centrale, il pouvait voir la fenêtre, dont les rideaux étaient tirés sur le côté. Au-delà s’élevait l’immense mur de pierre avec le trou obscur qui indiquait l’entrée du passage.
Son intérêt s’accrut lorsque les impressions de la lumière atteignirent une netteté encore plus grande. Au loin, il y avait des dizaines de silhouettes qui bougeaient – des silhouettes qui, il en était sûr, étaient ou des survivants ou des monstres ; mais ils n’étaient pas plus grands que son petit doigt ! Et il remarquait aussi, maintenant, que l’ouverture du passage qui menait à son monde était de la taille d’un de ses ongles !
Caseman dut percevoir une impression de son visage tordu par l’épouvante, car il s’exclama :
— Thorndyke ! Qu’est-ce qu’il a ?
L’autre se contenta de rire.
— Ses premières expériences avec les perceptions visuelles. N’ayez pas peur, Fenton. Vous vous habituerez à voir les objets rapetisser quand ils s’éloignent. Après tout, les voix proches sont plus fortes que celles qui viennent de loin, n’est-ce pas ?
— Il voit rudement bien pour un débutant, remarqua Caseman.
— Je dirais qu’il a pas mal d’avance sur les autres. Ce n’est sans doute pas la première fois qu’il met le nez dehors. N’est-ce pas, Fenton ?
Mais Jared ne répondit pas. Les yeux clos, il se lamentait, car les horreurs de l’infini étaient encore bien pires que tout ce à quoi il s’était attendu. Il devait regagner ses mondes !