— Une fois, au Niveau Inférieur, il y avait une petite fille ; elle avait à peu près ton âge. Elle était toute triste parce qu’elle n’entendait rien. Elle voulait s’enfuir. Puis, une période, elle se mit à entendre tout d’un coup ! Et elle était bien contente d’avoir été assez maligne pour ne pas s’être enfuie avant.
— C’était une différente, n’est-ce pas ? demanda la fillette.
— Eh non, justement ! Nous avons seulement cru qu’elle était différente. Si elle s’était enfuie, nous n’aurions jamais découvert qu’elle ne l’était pas.
Estel resta silencieuse pendant que Jared la conduisait vers le passage principal.
— Alors, tu penses, lui demanda-t-elle après un moment, tu penses que je me mettrai peut-être à ziver ?
Il lâcha un petit rire et s’arrêta dans le vaste passage près d’une source chaude frémissante qui les entourait de ses vapeurs.
— Je suis sûr que tu vas te mettre à ziver au moment où tu t’y attendras le moins. Et tu seras aussi heureuse que cette petite fille.
Il écouta en direction des pillards et perçut aisément le son de leurs voix qui s’éloignaient.
— Alors, Estel ? Tu veux rentrer chez toi ?
— Eh bien… oui… si tu dis qu’il le faut.
— Gentille fille !
Il lui donna une tape amicale et la poussa dans la direction des autres Ziveurs. Puis, plaçant ses mains en porte-voix, il cria à travers le passage :
— Un de vos enfants est resté ici !
Owen s’agita nerveusement.
— Partons avant d’avoir des ennuis.
Jared se contenta de rire.
— Nous ne risquons rien ; attendons d’être sûrs qu’ils l’aient retrouvée.
Il écouta les pas hésitants de la fillette se diriger vers les Ziveurs qui revenaient.
— De toute façon, ils ne peuvent pas nous ziver maintenant.
— Pourquoi ?
— Nous sommes juste à côté d’une source chaude. Ils ne peuvent pas ziver ce qui est trop près de l’eau bouillante. Je m’en suis rendu compte il y a quelques gestations.
— Mais quel est le rapport avec une source chaude ?
— Je n’en sais rien. Mais c’est ainsi.
— Ouais, mais s’ils ne peuvent pas nous ziver, en tout cas ils peuvent nous entendre.
— Point n° 2 en ce qui concerne les Ziveurs : ils se fient trop à leur zivage. Ils ne sentent ni n’entendent rien.
Ils arrivèrent bientôt à l’entrée du monde du Niveau Inférieur. Jared écouta Owen s’éloigner pour rentrer chez lui, puis se dirigea vers la grotte de l’administration. Il avait décidé de parler de la menace venue du Monde Originel, sans toutefois impliquer son ami.
Tout semblait normal, trop normal, si l’on tenait compte de la récente incursion des Ziveurs. Mais, après tout, les attaques étaient tellement fréquentes qu’elles étaient devenues pour les survivants une simple affaire de routine.
Au-dessus de lui, sur sa gauche, il sentit la trace de Randel et le suivit à l’odeur le long de la perche sur laquelle il était monté pour hisser la poulie du projecteur d’échos ; le mouvement mécanique des pierres du projecteur s’accéléra soudain. Jared écouta les impressions moins partielles fournies par les échos plus rapprochés. Il discerna les détails d’une équipe de travail qui épandait du fumier dans la plantation de mannes, et une autre qui creusait une nouvelle grotte publique. Au loin, contre la muraille, des femmes lavaient du linge dans la rivière.
Pourtant, ce qui était particulièrement frappant, c’était le demi-silence qui régnait, attestant que quelque chose avait bien eu lieu. Même les enfants étaient rassemblés en petits groupes silencieux devant les alcôves résidentielles.
Sur sa droite il entendit un gémissement qui venait de la grotte où l’on traitait les blessés… et il changea de direction. Les échos des clac du projecteur central lui indiquaient quelqu’un près de l’entrée. Quand il fut plus près, il put entendre la silhouette féminine de Zelda.
— Un problème ? demanda-t-il.
— Des Ziveurs, répondit-elle brièvement. Où étais-tu ?
— À la poursuite d’une fauve-souris. Il y a des blessés ?
— Alban et le survivant Bridley. Rien que des écorchures.
Sa voix était assourdie par la masse de cheveux qui protégeait son visage.
— Des blessés chez les Ziveurs ?
Elle eut un rire amer, semblable au bruit sec de la détente d’un arc.
— Tu plaisantes ? Le Premier survivant écoute partout à ta recherche.
— Où est-il ?
— En réunion avec les aînés.
Jared reprit sa route vers la grotte de l’administration mais ralentit en approchant de l’entrée. L’aîné Haverty avait la parole ; sa voix aiguë et tremblante était facilement reconnaissable.
Haverty frappa la pierre.
— Nous fermerons l’entrée ! Alors nous n’aurons plus à craindre les Ziveurs, ni les fauves-souris !
— Asseyez-vous, aîné, dit la voix autoritaire du Premier survivant, ce que vous dites n’a pas de sens.
— Hein ? Et pourquoi ?
— On nous a appris qu’on avait essayé cela, il y a longtemps. Ça n’a bloqué que la circulation de l’air et la température est vite devenue insupportable.
— On pourrait au moins la fermer un peu ! insista Haverty.
— Elle devrait être plus haute.
Jared s’avança lentement jusqu’à l’entrée de la grotte, en prenant soin de rester sur le côté pour ne pas occulter les sons du projecteur, ce qui trahirait sa présence, même pour l’oreille la moins exercée.
Le Premier survivant tapotait distraitement la table de pierre, produisant des échos discrets.
— Toutefois, reprit-il, il y a bien quelque chose que nous pouvons faire.
— Hein ? Qu’est-ce que c’est ? demanda le survivant Haverty.
— Nous ne pouvons pas le faire seuls. C’est un projet trop important. Il faudrait que ce soit une entreprise commune avec le Niveau Supérieur.
— Jusqu’à présent, nous n’avons jamais entrepris quoi que ce soit en commun avec eux.
C’était l’aîné Maxwell qui prenait part à la discussion.
— Non, mais ils savent qu’il nous faudra tôt au tard mettre nos ressources en commun.
— De quoi s’agit-il ? répéta Haverty.
— Il y a un passage que nous pourrions fermer. Cela ne gênerait la circulation ni au Niveau Inférieur ni au Niveau Supérieur. Mais cela nous couperait du monde des Ziveurs, si nos calculs sont exacts.
— Le passage principal, devina Maxwell.
— Exact. Ce serait un énorme travail, mais si les deux Niveaux s’y mettent, nous pourrions peut-être l’achever en une demi-période de gestation.
— Et les Ziveurs ? demanda Haverty, est-ce qu’ils laisseront faire sans rien dire ?
Jared entendit le Premier survivant hausser les épaules avant de continuer :
— Les habitants des deux Niveaux sont bien plus nombreux que les Ziveurs. Nous pouvons entasser des matériaux de notre côté de la barricade plus vite qu’ils ne pourraient les enlever de l’autre côté. Ils finiront bien par abandonner.
Le silence se fit autour de la grande table de pierre.
— Cela semble bien, dit Maxwell. Il ne nous reste plus qu’à convaincre ceux du Niveau Supérieur.
— Je pense que c’est faisable.
Le Premier survivant s’éclaircit la voix.
— Viens donc, Jared, nous t’attendions.
En entrant, Jared se dit que le Premier survivant avait vieilli, mais que ses oreilles et son nez n’en portaient pas la moindre trace. Le tapotement ininterrompu des ongles du Premier survivant lui transmit une impression complexe : tous les visages de ceux qui étaient autour de la table étaient tournés vers lui. Il perçut aussi quelqu’un debout derrière le Premier survivant.