— N’aie pas peur, dit Leah qui avait sûrement entendu les sons merveilleux retentir dans son esprit. Je l’ai souvent écouté ; c’est même une des choses qui m’ont finalement convaincue que ceci ne peut pas être la Radiation.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en écoutant de nouveau la succession des notes poignantes et douces.
— C’est un animal ailé : un oiseau.
Puis remarquant son appréhension :
— Non, cela n’a rien à entendre avec une fauve-souris. C’est un petit être fragile et délicat. Ethan dit que c’est un des habitants originaux de l’infini – « le monde extérieur » comme il l’appelle – qui a réussi à survivre.
Comme il ne disait rien, elle poursuivit :
— Maintenant, c’est ce qu’ils appellent « la nuit » ici. Mais elle va bientôt s’achever et le jour va revenir. Ethan dit qu’il faut qu’il te trouve avant le lever d’Hydrogène.
Il commençait à sentir des démangeaisons persistantes et des picotements sur ses épaules et sur son dos. La sensation n’était pas très vive, mais suffisamment désagréable pour le réveiller complètement.
Il ouvrit les yeux ; ses doigts s’enfoncèrent nerveusement dans la terre molle.
La violente lumière avait complètement disparu ! Il n’y avait plus qu’une douceur plaisante à l’œil qui lui fit réaliser avec bonheur qu’il existait quelque chose d’intermédiaire entre l’obscurité et la lumière.
Les trois notes distinctes résonnèrent à nouveau et il saisit leur subtile réflexion sur les troncs des plantes du Paradis qui s’élevaient tout autour de lui. Là-haut, au-dessus des cimes finement découpées des… « arbres », se souvint-il, les notes exaltantes allaient se perdre dans une vaste infinité.
Et maintenant, en levant les yeux encore plus haut que la frondaison des arbres, il vit un grand disque de lumière froide qui était à la fois semblable au soleil et très différent. Alors qu’Hydrogène était aussi furieux que le bruit de mille cataractes, cette sphère était douce et séduisante ; elle lui semblait s’allier parfaitement aux notes captivantes de la créature ailée.
Ses yeux parcoururent l’immense dôme qui couvrait cet infini et, suffoqué, il vit d’innombrables petits points de lumière vivante qui dansaient là-haut ; il renonça à essayer de les compter. Il remarqua aussi que leur intensité variait d’un moment à l’autre.
Entre les joyeuses poussières de lumière et au-delà d’elles régnait une obscurité totale qui lui rappela les passages et les mondes où il avait passé toute sa vie. Ses yeux étaient tellement fascinés par l’harmonie suprême de ces poussières qu’il ne s’attarda guère sur l’obscurité qui les séparait.
Un monde dont la seule limite matérielle était le sol qu’il avait sous les pieds. Et, entourant ce monde, il y avait, non pas un infini de pierre et de boue, mais un infini de semi-obscurité parsemé de petits points de lumière agréables et habité par un disque de lumière douce… maintenant, du moins ; à d’autres moments, c’était un infini de lumière violente dominé par la grande chose brutale nommée « soleil ».
« Un nouvel infini », avait dit Caseman.
C’était bien cela. Un nouvel infini avec des concepts novateurs et immenses… si différents que le langage qu’il connaissait ne suffisait même pas à en contenir une partie.
En dépit de son émerveillement et de son enthousiasme contenu, il ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain désespoir. Au milieu de cette lumière, la plus douce qu’il eût jamais vue, il se rendait compte que jamais plus il ne supporterait l’obscurité totale des passages et des Niveaux. Ce ne fut pas sans méfiance qu’il se surprit à admettre ouvertement qu’il n’avait pas le courage de retourner dans ses mondes familiers. Cela signifiait-il qu’il devrait rester ici toute sa vie, dans cet infini peuplé de choses incompréhensibles ?
— Je le crains, Jared, affirma simplement Leah. J’ai… vu bien des choses durant ces dernières périodes. La plupart des nôtres se rendent compte que les mondes intérieurs appartiennent au passé.
Il se redressa brusquement. Il recevait les pensées de Leah alors qu’il était éveillé. Elle devait donc être tout près de lui ! Mais, avant de pouvoir lui poser la question, il devint péniblement conscient de l’irritation de ses épaules. Quand il se gratta, il crut que sa peau se mettait à bouillir.
L’oiseau fit de nouveau entendre ses trilles joyeux, et il écouta les sons mélodieux transmettre leur qualité esthétique aux formes agréables qu’il avait devant les yeux. Ce curieux endroit était vraiment délicieux – non pas beau dans le sens où des sons harmonieux ravissent l’oreille, mais gracieux par ses lignes et par l’infinie variété de la lumière et de l’obscurité.
Pourtant, il se rendit peu à peu compte d’un élément perturbateur derrière lui et tourna la tête avec appréhension. Tout au loin, une partie du dôme commençait à rejeter son obscurité. Un flot régulier de lumière s’élevait petit à petit, avalant les points de lumière les uns après les autres.
D’après Leah, cette période de « nuit » n’était que temporaire, ce qui impliquait qu’Hydrogène reviendrait déverser sa lumière brutale dans l’infini. Était-ce déjà la fin de la phase calme qu’il avait pris tant de plaisir à découvrir ?
Il se leva en tremblant et s’éloigna de la partie du dôme éclaboussée de lumière, se frayant péniblement un chemin à travers une végétation de plus en plus épaisse.
Puis il vit, de l’autre côté, entre les troncs des plantes du Paradis, une lumière différente : un cône mouvant qui ne pouvait signifier que l’approche de Thorndyke ou de l’un de ses geôliers !
Au-dessus de lui, les trilles de l’oiseau percèrent une fois de plus la pénombre. Jared essaya désespérément de trier les échos qui revenaient vers lui. Il se rendit compte que quatre personnes étaient cachées derrière le cône de lumière, mais il ne perçut pas d’autres détails.
Courbé en deux, il retourna vers l’endroit où la végétation était la plus épaisse, espérant qu’elle empêcherait la lumière de trahir sa présence. Le groupe se rapprochait de lui. Le vent se leva et il sursauta lorsque toutes les plantes, tous les arbres, aussi loin qu’il pouvait entendre, se mirent à s’agiter et à murmurer.
La brise lui apporta l’odeur de ceux qui le poursuivaient.
Il y avait Thorndyke, ce qui n’était pas surprenant. Il reconnut aisément son odeur personnelle, bien qu’il ne l’eût rencontré qu’une seule fois.
Mais, mêlés à cette senteur, il y en avait trois autres qu’il lui était impossible de ne pas reconnaître…
Ethan !
Owen !
Della !
S’il était imaginable que les habitants de l’infini aient largement eu le temps de plier Ethan et Owen à leur volonté, il n’en était pas de même pour Della ! Elle n’était arrivée ici qu’une demi-période avant lui !
— Cette fille est une Ziveuse, fit remarquer Leah. Elle doit comprendre toutes ces choses beaucoup plus facilement que nous autres.
Ignorant ces pensées qu’il n’avait pas sollicitées, il recula lentement à travers la végétation, en prenant garde de faire le moins de bruit possible. Sur sa gauche, la lumière gagnait de plus en plus et il était certain que l’arrivée du terrible soleil était imminente.
— Jared, ne te sauve pas… je t’en prie ! Reste où tu es !
Cette fois, c’étaient les pensées d’Ethan, relayées par Leah, qui faisaient irruption dans son esprit. Ce qui signifiait que, comme Leah, il était devenu le complice de Thorndyke !