L’homme s’avança et Jared put saisir ses traits : pas très grand, un peu voûté, malgré le rythme jeune de sa respiration ; ses cheveux retombaient sur le front et sur les joues, ne laissant libres que les oreilles, le nez et la bouche. Le visage le plus chevelu du Niveau Inférieur : Romel Fenton-Spur, son frère.
Après avoir observé les civilités habituelles du temps raisonnable pour reconnaître et réfléchir, le Premier survivant s’éclaircit la voix.
— Jared, ne penses-tu pas qu’il serait temps que tu poses ta candidature à la survivance ?
Le premier mouvement de Jared aurait été de passer outre à cette question prosaïque pour aborder tout de suite son histoire de menace cachée dans le Monde Originel. Mais, puisqu’il fallait traiter cette question avec beaucoup de prudence, il décida d’attendre un peu.
— Oui, je suppose.
— As-tu déjà pensé à l’unification ?
— Radiation, non !
Il se mordit la langue.
— Non, je n’y ai pas pensé.
— Tu es conscient, bien entendu, que tout homme doit devenir un survivant et que le premier devoir d’un survivant, c’est de survivre.
— C’est ce que l’on m’a appris.
— Et survivre ne signifie pas seulement préserver sa propre vie, mais encore la transmettre de génération en génération.
— Je m’en rends parfaitement compte.
— Et tu n’as trouvé personne avec qui tu aimerais t’unifier ?
Il y avait bien Zelda ; mais elle était une visage-chevelu. Il y avait Louise, dont les échos révélaient le visage nu et les yeux ouverts, mais elle n’arrêtait pas de glousser.
— Non, Votre Survivance.
Romel se frotta les mains à l’idée de ce qui allait se passer et on put entendre des gestes de reproche tout autour de la table. Sa joie sardonique rappelait à Jared le temps où les plaisanteries de Romel prenaient la forme d’un lasso qui, lancé d’une cachette, allait s’enrouler autour de ses chevilles et le faisait tomber par terre. L’antagonisme des deux frères était toujours vivant. Mais il s’exprimait maintenant d’une façon adulte… enfin, presque adulte !
— Bien, dit le Premier survivant avec enthousiasme en se levant. Je pense que nous t’avons trouvé une compagne d’unification.
Jared bredouilla quelque chose, puis oubliant tout respect, explosa :
— Pas pour moi ! Ah non !
Comment pouvait-il leur expliquer qu’il n’avait pas le temps de s’unifier ? Qu’il devait être libre afin de continuer ce qu’il avait commencé depuis de nombreuses périodes ? Qu’il mettait leurs croyances religieuses en doute ? Qu’il désirait consacrer son existence à prouver que Lumière était une chose physique que l’on peut atteindre dans cette vie ; pas une chose qui n’existe que dans l’au-delà ?
Romel dit en riant :
— C’est aux aînés de décider.
— Tu n’es pas un aîné !
— Toi non plus. Et tu oublies l’éminent Code de l’aînesse.
— À la Radiation, le Code !
— Ça suffit, interrompit le Premier survivant. Comme Romel vient de le rappeler, c’est à nous de décider de ton unification. Que disent les aînés ?
Maxwell proposa :
— Donnez-nous d’abord quelques détails sur cet arrangement.
— Fort bien, reprit le Premier survivant. Ni moi ni la Roue n’avons rien laissé filtrer de cela jusqu’à présent, mais nous sommes tous deux d’avis qu’il faut renforcer les relations entre les deux mondes. La Roue pense que ce but serait facilité par l’unification de Jared et de sa propre nièce.
— Pour rien au monde ! jura Jared. La Roue veut sûrement se débarrasser d’une parente peu gâtée par la nature !
— L’avez-vous jamais entendue ? demanda le Premier survivant.
— Non ! Et vous ?
— Non plus ; mais la Roue dit…
— Je me fiche de ce que peut dire la Roue !
Jared recula d’un pas et écouta. Les aînés grondaient d’impatience. Son entêtement n’avait pas l’air de leur plaire. S’il ne faisait pas quelque chose – n’importe quoi ! – tout de suite, ils allaient sûrement le faire pendre à un crochet !
Il se lança avec maladresse :
— Il y a un monstre dans le Monde Originel ! Je poursuivais une fauve-souris et…
— Le Monde Originel ? demanda l’aîné Maxwell avec incrédulité.
— Oui ! Cette chose, elle puait comme la Radiation et…
— Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? demanda le Premier survivant avec sévérité. Franchir la Barrière est la pire offense possible, à part le meurtre et le déplacement de rochers ou autres objets volumineux !
— Mais cette créature ! Je suis en train de vous expliquer que j’ai entendu quelque chose d’horrible, de malfaisant…
La voix du Premier survivant couvrit même les clac du projecteur central.
— Au nom de Lumière Toute-Puissante, qu’est-ce que tu t’attendais à trouver dans le Monde Originel ? À quoi penses-tu que servent nos lois et la Barrière ?
Romel suggéra :
— Cela appelle une punition sévère.
— Ne t’en mêle pas, lança le Premier survivant d’un ton sec.
— Le puits de châtiment, proposa Maxwell.
— Hein ? Quoi ? aboya Haverty. Je ne pense pas ; pas avant l’unification.
Jared essaya de nouveau :
— Cette chose, elle…
— Que penseriez-vous de sept périodes d’activité, de détachement et de servilité ? continua Haverty. Et s’il recommence, deux gestations dans le puits.
— Ce n’est pas bien sévère, acquiesça Maxwell.
Mais il s’abstint de mentionner ce que chacun savait, c’est-à-dire que seul un prisonnier avait passé plus de dix périodes d’activité dans le puits et qu’il avait fallu le ligoter pendant une gestation entière avant qu’il se calme.
Le Premier survivant reprit la parole.
— Nous ferons dépendre la punition symbolique de Jared de son acceptation de l’unification.
Les aînés frappèrent sur la table en signe d’assentiment.
— Pendant que tu purgeras ta peine, dit le Premier survivant à Jared, tu pourras te préparer à aller au Niveau Supérieur pour les cinq périodes préparatoires à la déclaration des intentions d’unification.
Romel Fenton-Spur sortit derrière les aînés, dissimulant à peine son contentement.
Quand ils furent seuls, Jared dit au Premier survivant :
— Quelle Radiation de mauvais tour à jouer à votre propre fils !
Le vieux Fenton haussa les épaules avec lassitude.
— Pourquoi se lier avec cette bande là-haut ? continua Jared sur un ton plaintif. Nous avons combattu les Ziveurs tout seuls jusqu’à présent, non ?
— Leur nombre augmente ; ils n’ont plus assez à manger.
— Nous mettrons des pièges ! Nous produirons davantage de nourriture !
Le Premier survivant secoua la tête avec obstination.
— Au contraire, nous en produirons moins. Tu oublies ces trois sources chaudes qui ont cessé de couler il y a à peine trente périodes. Cela signifie que des plants de manne sont morts, il y aura moins de nourriture pour le bétail comme pour nous-mêmes.
Jared ressentit de la sympathie pour le Premier survivant. Ils se tenaient à l’entrée de la grotte maintenant et les sons réfléchis lui dévoilaient ses bras et ses jambes amaigris. Ses cheveux étaient clairsemés, mais il les rejetait fièrement en arrière, signe d’un évident désir de se passer de toute protection faciale.
— Mais pourquoi moi ? grommela Jared. Pourquoi pas Romel ?
— C’est un bâtard.