Il rattrapa son carnet avec un enthousiasme nouveau. Si sa première source de renseignements était tarie, il en restait d’autres. En mâchonnant le crayon, il élabora lentement une liste d’autres possibilités. Il nota toutes ses idées, si bizarres fussent-elles. Lorsqu’il eut rempli une feuille, il raya les impossibilités, les idées non viables – par exemple consulter les archives historiques extérieures.
Il ne resta plus que deux possibilités sur sa liste. Les vieilles archives, carnets ou cahiers que des Pyrrusiens pourraient avoir en leur possession, ou les légendes orales qui auraient pu se transmettre de génération en génération. La première possibilité semblait la plus sûre. Après avoir soigneusement vérifié son médikit et son pistolet, il alla trouver Brucco.
— Qu’y a-t-il de nouveau dans le monde depuis le début de mon absence ? demanda-t-il.
Brucco fixa ses yeux dans les siens.
— Vous ne pouvez pas sortir. Kerk l’a défendu.
— Vous a-t-il chargé de me surveiller afin que j’obéisse ? (La voix de Jason était calme et froide.)
Brucco réfléchit en se frottant le menton. Finalement, il haussa les épaules.
— Non, je ne vous surveille pas et je ne voudrais pas de ce travail. Autant que je sache, c’est une affaire entre vous et Kerk, et rien d’autre. Partez lorsque vous le voudrez et faites-vous tuer tranquillement quelque part, pour que c’en soit fini de tous les ennuis que vous provoquez.
Jason quitta les bâtiments étanches paisiblement et personne ne le vit partir. Il suivit la carte jusqu’aux baraques les plus proches, traînant péniblement les pieds dans les rues poussiéreuses. C’était un après-midi calme, chaud ; le silence n’était brisé que par de lointains roulements et le bruit occasionnel d’un coup de feu.
Il faisait frais à l’intérieur de la baraque aux murs épais, et il s’écroula sur un banc jusqu’à ce que sa sueur se fût séchée et que son cœur s’arrêtât de cogner. Puis il se dirigea vers la pièce de repos la plus proche afin de commencer les recherches.
Elles furent terminées avant même d’avoir débuté. Aucun des Pyrrusiens n’avait conservé la moindre relique, et ils trouvaient même cette idée très amusante. Après la vingtième réponse négative, Jason fut prêt à admettre sa défaite sur ce point.
Il ne restait plus qu’une seule possibilité – les légendes transmises oralement. Jason posa encore quelques questions sans obtenir de résultat. Le jeu n’amusait plus les Pyrrusiens et ils commencèrent à manifester leur impatience. Jason sentit qu’il était plus prudent d’abandonner. Le serveur lui apporta un repas qui avait un goût de pulpe de bois et de plastique. Il mangea rapidement, puis resta à méditer devant le plateau vide, ne pouvant admettre qu’il se trouvait de nouveau dans une impasse. Qui pourrait lui fournir une réponse ? Tous les gens à qui il avait parlé étaient trop jeunes et ne manifestaient pas le moindre intérêt pour les légendes. C’était un passe-temps de vieux – et il n’y avait pas d’ancêtres sur Pyrrus.
À une exception près : le bibliothécaire Poli. C’était une possibilité. Un homme qui travaille aux archives peut s’intéresser aux vieilles choses. Il pouvait même se souvenir de volumes qu’il aurait lus et qui seraient aujourd’hui détruits. C’était un fil conducteur bien mince, naturellement, mais il fallait tout essayer.
La marche jusqu’à la bibliothèque tua presque Jason. Les pluies torrentielles rendaient le terrain peu sûr et il était difficile de voir ce qui arrivait en face dans cette pénombre. Un oiseau-scie fonça sur lui et lui arracha un morceau de chair avant qu’il ne réussît à le tuer. L’antitoxine lui fit tourner la tête et il perdit beaucoup de sang avant de pouvoir faire panser sa blessure. Il atteignit la bibliothèque furieux et épuisé.
Poli travaillait sur les entrailles de l’une des machines. Il ne s’arrêta que lorsque Jason lui frappa sur l’épaule. Mettant soin appareil acoustique en marche, le Pyrrusien se tint debout calmement, attendant que Jason lui parlât.
— Avez-vous des vieux papiers ou des lettres que vous auriez conservés pour votre usage personnel ?
Un hochement de tête : non.
— Et des légendes – vous savez, concernant les faits marquants qui ont eu lieu dans le passé, que quelqu’un aurait pu vous raconter lorsque vous étiez jeune ?
Signe de dénégation. Le résultat était nul sur toute la ligne. Chaque question amenait un hochement de tête négatif et le vieil homme commença à s’impatienter, indiquant qu’il avait du travail à finir.
— Oui, je sais que vous avez du travail. Mais c’est important.
Poli leva la main pour débrancher son appareil acoustique. Jason cherchait une question qui eût pu recevoir une réponse plus positive. Quelque chose lui traversa l’esprit, un mot qu’il avait entendu prononcer à Kerk…
— J’y suis ! Une seconde, Poli, encore une question. Qu’est-ce qu’un « grubber » ? En avez-vous déjà vu et savez-vous ce qu’ils font, où on peut les trouver ?
Les mots lui rentrèrent dans la gorge quand Poli se retourna brusquement et envoya le dos de sa main dans le visage de Jason. Bien que l’homme fût âgé et infirme, le coup fractura presque la mâchoire de Jason et il l’envoya s’effondrer sur le plancher. Il vit, à travers une brume, Poli se diriger vers lui, des bruits épais de bulles s’échappant de sa gorge défoncée.
Ce n’était plus l’heure d’user de diplomatie. Se déplaçant aussi rapidement qu’il le pouvait malgré la pesanteur, Jason fonça vers la porte. Il ne pouvait se mesurer avec aucun Pyrrusien dans un combat à main nue, qu’il fût jeune ou vieux, puissant ou infirme. La porte se referma sur le nez de Poli. Dehors, la pluie était devenue neige. Jason avançait péniblement dans la boue, frottant sa mâchoire endolorie et retournant dans son esprit le seul fait positif qu’il possédait. « Grubber » était une clé, mais pour quelle porte ? Et à qui pouvait-il demander des renseignements ? Kerk était l’interlocuteur le plus valable, mais cette porte était définitivement close. Il ne restait plus que Méta. Il voulut la voir immédiatement, mais il se sentit soudain épuisé. Il retourna péniblement au bâtiment d’accueil.
Le lendemain matin, il mangea et partit tôt. Il ne lui restait plus qu’une semaine. Il lui était impossible de se dépêcher et il maudit le poids de son corps. Méta était de service de nuit au périmètre et ne devait pas tarder à être de retour dans ses quartiers. Il s’y rendit et était allongé sur son lit lorsqu’elle revint.
— Sortez, dit-elle d’une voix plate. Ou faut-il que je vous jette dehors ?
— Un peu de patience, dit-il en s’asseyant. Je me reposais simplement en attendant votre retour. Je n’ai qu’une question à vous poser et, si vous pouvez y répondre, je m’en vais et je ne vous ennuie plus.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, en tapant du pied impatiemment.
Mais elle semblait aussi un peu curieuse. Jason réfléchit soigneusement avant de parler.
— Essayez de ne pas me tirer dessus. Vous savez que je suis un étranger bavard et vous m’avez entendu dire des choses affreuses sans me tirer dessus. Il m’en reste encore une. Voulez-vous faire la preuve de votre supériorité sur les autres personnes de cette planète en vous contrôlant et en ne me réduisant pas en poussière d’atomes ?
Sa seule réponse fut un hochement de tête et il respira profondément et plongea.
— Qu’est-ce qu’un grubber ?
Elle resta calme et immobile pendant un long moment. Puis elle le regarda avec dégoût.
— Vous trouvez vraiment les sujets les plus répugnants.
— Peut-être, dit-il, mais cela ne répond pas à ma question.
— C’est… Eh bien, le genre de chose dont les gens ne parlent pas.