La bonne humeur de Kerk avait disparu : il avait un air déterminé que Jason connaissait bien.
— Oui, pacifique est le mot juste. Parce que c’est fondamentalement ce que nous voulons. Uniquement vivre en paix. Et l’important n’est pas de savoir qui nous tuons – mais quoi.
Jason repoussa son assiette d’un geste furieux.
— Vous parlez par énigmes, dit-il. Ce que vous dites n’a pas de sens.
— Cela en a. Mais sur une seule planète dans tout l’univers. Que savez-vous exactement de Pyrrus ?
— Absolument rien.
Pendant un moment, Kerk resta immobile, perdu dans ses souvenirs. Puis il continua.
— La race humaine est indésirable sur Pyrrus, bien qu’elle y soit maintenant depuis près de trois cents ans. La durée de vie moyenne de mon peuple est de seize ans. Naturellement, la plupart des adultes vivent plus longtemps, mais la mortalité infantile élevée fait baisser cette moyenne.
» Il y a sur Pyrrus tout ce qu’un monde humanoïde ne devrait pas connaître. La gravitation est près de deux fois celle de la Terre. Les conditions de température peuvent passer dans une même journée d’une chaleur tropicale à un froid polaire. Le climat, il faut l’avoir subi pour y croire. Vous n’avez jamais rien vu de semblable dans toute la galaxie.
— Vous me faites peur, dit sèchement Jason. Vous avez des réactions à base de méthane ou de chlore ? Je suis allé sur des planètes où…
Kerk frappa la table de la main avec force. Les plats sautèrent et les pieds de la table gémirent.
— Des réactions de laboratoire ! Elles paraissent considérables sur le marbre, mais que se passe-t-il lorsque vous trouvez un monde rempli de ces composants ? En un clin d’œil on enferme toute la violence dans de beaux composants bien stables. L’atmosphère peut être empoisonnée pour quelqu’un qui respire de l’oxygène, mais prise isolément, elle est aussi inoffensive que de la bière.
« Il n’y a qu’un agencement qui soit un poison pur en tant qu’atmosphère pour une planète. Beaucoup de H20, le dissolvant le plus universel qu’on puisse trouver, plus de l’oxygène libre qui puisse travailler…
— De l’eau et de l’oxygène ! L’interrompit Jason. Comme la Terre ou une planète comme Cassylia ? C’est impossible.
— Pas du tout. Parce que vous êtes né dans cet environnement, vous l’acceptez comme normal et naturel. Vous admettez que les métaux s’oxydent, que les côtes changent et que les orages parasitent les transmissions. Ce sont des événements naturels pour des mondes d’eau et d’oxygène. Ces conditions se retrouvent à la puissance n sur Pyrrus.
» La planète a une inclinaison de l’axe des pôles de près de 42°, de sorte qu’il y a des changements de température énormes entre les saisons. C’est ce qui explique notamment que la calotte glaciaire change constamment. Les intempéries que cela provoque sont pour le moins spectaculaires.
— S’il n’y a que cela, je ne vois pas pourquoi…
— Il n’y a pas que cela. Ce n’est qu’un début. Les océans remplissent la double fonction destructrice de fournir de la vapeur d’eau pour alimenter le temps et de créer des marées gigantesques. Les deux satellites de Pyrrus, Samas et Bessos, s’entendent parfois pour faire monter le niveau des mers de trente mètres lors des marées. Et tant que vous n’avez pas vu une de ces marées engloutir un volcan en activité, vous n’avez rien vu.
» Ce sont les mines radioactives qui nous ont amenés sur Pyrrus – et ces mêmes éléments maintiennent la planète en bouillonnement volcanique. Il y eut au moins treize supernovas dans le voisinage stellaire immédiat. On trouve du minerai dans presque toutes ces planètes, naturellement – ainsi qu’une atmosphère absolument irrespirable. L’exploitation des mines ne peut être faite à long terme que par des colonies fonctionnant en économie fermée. Ce qui désignait Pyrrus, où les éléments radioactifs sont enfermés dans le noyau de la planète, entourés d’une couche d’éléments plus légers. Ainsi, l’atmosphère est respirable, mais l’activité volcanique incessante.
Pour la première fois, Jason resta silencieux. Il essayait d’imaginer ce que pouvait être la vie sur une planète constamment en guerre contre elle-même.
— J’ai gardé le meilleur pour la fin, dit Kerk avec un humour sombre. Maintenant que vous avez une idée de ce que peut être l’environnement, pensez aux formes de vie qui peuvent l’habiter. Je doute qu’une espèce d’une autre planète puisse y survivre une minute. Les plantes et les animaux sur Pyrrus sont durs. Ils se battent contre le monde et entre eux. Des centaines de milliers d’années de mutations galactiques ont produit des choses qui donneraient des cauchemars à un cerveau électronique. Blindés, empoisonnés, des serres à la place des pieds et des crocs en guise de dents. Cela s’applique à tout ce qui marche, vole ou tout simplement vit et pousse. Avez-vous déjà vu une plante avec des dents pour mordre ? Je ne pense pas que vous souhaiteriez en voir. Il vous faudrait vous rendre sur Pyrrus et vous seriez mort quelques secondes après avoir quitté le vaisseau. Moi-même, je vais devoir suivre un recyclage avant de pouvoir sortir des bâtiments d’accueil. La guerre de survie incessante maintient les formes de vie en concurrence et les fait changer. La mort est une chose simple, mais les façons de la donner sont trop nombreuses pour être énumérées.
Une lourde mélancolie s’était abattue sur Kerk. Après de longs moments de réflexion, il s’agita comme pour s’en débarrasser. Reportant son attention sur son assiette, il trempa un morceau de pain dans la sauce et fit part de ses sentiments à Jason.
— Je suppose qu’il n’y a aucune raison logique pour que nous y restions. Sauf que nous sommes pyrrusiens.
Le dernier morceau de pain disparut, et Kerk agita la main.
— J’aimerais venir avec vous, fit Jason.
4
— Ne soyez pas stupide, dit Kerk en formant un numéro afin d’obtenir un second steak. Il existe d’autres manières de se suicider. Avez-vous pensé que vous êtes millionnaire maintenant ? Avec ce que vous avez en poche, vous pouvez vous reposer sur les planètes de villégiature pendant le reste de votre vie. Pyrrus est un monde de mort, pas un endroit pour touristes blasés. Je ne peux pas vous permettre de venir avec moi.
Les joueurs qui perdent leur sang-froid ne font pas long feu. Jason était furieux. Mais cela ne transparaissait qu’à travers le manque d’expression de son visage et le calme de sa voix.
— Vous ne m’imposerez pas ce que je peux ou ne peux pas faire, Kerk. Vous êtes un homme fort avec un gros pistolet, mais vous n’êtes pas mon ange gardien. Tout ce que vous pouvez faire est de m’empêcher de pénétrer dans votre vaisseau. Mais je peux facilement me rendre sur Pyrrus d’une autre manière. Et n’essayez pas de me dire que je peux y aller pour faire du tourisme alors que vous ignorez tout des motifs réels de ma décision.
Jason ne tenta même pas de définir ces motifs, il les concevait encore mal et ils étaient de toute façon d’ordre personnel. Plus il voyageait, plus les choses se ressemblaient à ses yeux. Les vieilles planètes civilisées sombraient dans une morne ressemblance. Les mondes frontaliers avaient tous la même rudesse, le même caractère hostile. Non pas que les mondes galactiques l’ennuyassent. Il avait simplement découvert leurs limites – alors qu’il n’avait pas trouvé les siennes propres.
Avant de rencontrer Kerk, il n’avait encore reconnu aucun homme comme son supérieur, ni même comme son égal. C’était plus que de la vanité. C’était de la lucidité. Maintenant, il était bien forcé de convenir qu’il existait ailleurs des êtres pouvant lui être supérieurs. Jason ne serait pas satisfait avant de s’en être rendu compte par lui-même. Dût-il y laisser la vie.