Il ne pouvait rien dire de tout cela à Kerk. Il y avait d’autres raisons qu’il comprendrait mieux.
— Vous raisonnez mal en m’empêchant d’aller sur Pyrrus. Je ne parlerai pas de la dette morale que vous pourriez avoir contractée envers moi qui ai gagné cet argent dont vous aviez besoin. Mais la prochaine fois ? S’il vous a fallu toutes ces marchandises cette fois-ci, pouvez-vous jurer qu’elles ne vous seront pas nécessaires une seconde fois ? Ne serait-il pas plus intelligent de m’avoir sous la main – entièrement dévoué à votre cause – plutôt que d’avoir à imaginer une nouvelle combine qui pourrait ne pas marcher ?
Kerk réfléchit en mâchant son second steak.
— Cela se tient. Et j’avoue ne pas y avoir pensé du tout. L’un des défauts des Pyrrusiens est un certain manque d’intérêt pour l’avenir. Rester vivant jour après jour est suffisamment difficile. Et nous avons tendance à faire face aux difficultés lorsqu’elles se présentent et à laisser l’avenir prendre soin de lui-même. Vous pouvez venir. J’espère que vous serez encore en vie lorsque nous aurons besoin de vous. En tant qu’ambassadeur de Pyrrus, je vous invite officiellement sur notre planète. À nos frais. À condition que vous obéissiez fidèlement à nos instructions concernant votre sécurité personnelle.
— J’accepte cette condition, dit Jason.
Et il se demanda pourquoi il était tellement heureux de signer son propre arrêt de mort.
Kerk était en train de finir son troisième dessert lorsque la sonnerie de sa montre fit entendre un léger bruit. Il lâcha immédiatement sa fourchette et se leva.
— C’est l’heure, dit-il. Maintenant, notre emploi du temps est chronométré.
Pendant que Jason se levait à son tour, il introduisit des pièces dans la machine jusqu’à ce que le voyant indiquât « payé » en lettres lumineuses. Puis ils sortirent d’un pas rapide.
Jason ne fut pas surpris lorsqu’ils arrivèrent à un escalier roulant situé derrière le restaurant. Il commençait à se rendre compte que, depuis leur départ du casino, tous leurs mouvements étaient soigneusement prévus et chronométrés. L’alarme devait être donnée et toute la planète était à leurs trousses. Il n’avait pourtant remarqué jusqu’ici aucun signe de poursuite. Ce n’était pas la première fois que Jason se déplaçait avec une longueur d’avance sur les autorités – mais c’était la première fois que quelqu’un lui tenait la main dans de semblables circonstances. Il sourit en pensant à son inconsciente reddition. Il était resté solitaire pendant tellement longtemps qu’il en éprouvait presque un certain plaisir.
— Dépêchez-vous, grogna Kerk après un regard à sa montre.
Il prit une allure régulière mais rapide pour gravir les marches de l’escalier roulant. Ils montèrent ainsi de cinq niveaux – sans apercevoir qui que ce fût – avant que Kerk ne ralentît, laissant l’escalier faire son travail.
Jason était fier de sa condition physique. Mais cette soudaine ascension après une nuit blanche le laissa pantelant et transpirant abondamment. Kerk, le front frais, respirait avec facilité et ne montrait aucun signe d’essoufflement.
Ils se trouvaient au second niveau de circulation lorsque Kerk quitta les marches qui s’élevaient lentement et fit signe à Jason de le suivre. Alors qu’ils franchissaient la porte de sortie donnant sur la rue, une voiture s’arrêta devant eux. Jason eut assez de bon sens pour ne pas dégainer. Au moment exact où ils atteignaient la voiture, le conducteur ouvrit la portière et descendit. Kerk lui passa une feuille de papier sans mot dire et se glissa derrière le volant. Jason eut juste le temps de sauter dans la voiture avant qu’elle ne démarre. Le tout n’avait pas pris trois secondes.
Jason n’avait pu qu’apercevoir le conducteur dans la faible lumière, mais il l’avait reconnu. Il n’avait jamais vu cet homme avant, mais la force ramassée du Pyrrusien était trop caractéristique pour qu’on pût s’y tromper.
— C’est le reçu d’Ellus ? dit Jason en montrant la feuille de papier.
— Naturellement. Cela sert de laissez-passer pour le vaisseau et la marchandise. Ils auront quitté la planète, et seront suffisamment loin avant qu’on aboutisse à Ellus grâce au chèque. Aussi allons-nous nous occuper de nous maintenant. Je vais vous expliquer le plan en détail afin que vous ne vous trompiez pas. Et si vous voulez poser dès questions, ne m’interrompez pas, attendez que j’aie terminé.
Le ton d’autorité était tellement évident que Jason se surprit à écouter avec soumission.
— On nous recherche dans la ville, mais nous les avons largement précédés. Je suis sûr que les Cassyliens ne tiennent pas à faire connaître leur mauvais esprit sportif, et il n’y a rien de plus visible qu’un barrage sur la route. Mais l’aire d’envol sera remplie de monde. Ils savent qu’une fois que l’argent aura quitté leur planète, ce sera pour toujours. Lorsque nous foncerons, ils seront convaincus que nous avons l’argent avec nous. Notre vaisseau de munitions n’aura ainsi aucun mal à partir.
Jason était un peu choqué.
— Vous voulez dire que nous allons servir d’appât afin de couvrir le départ de votre vaisseau ?
— On peut l’entendre de cette façon. Maintenant, fermez-la, ou je vous laisse en route.
Jason comprit qu’il le ferait. Il écouta attentivement et silencieusement pendant que Kerk continuait :
— Le portail d’entrée des officiels sera probablement ouvert avec le trafic qu’il y a. Et beaucoup d’agents seront en civil. Nous pouvons très bien arriver jusque sur le terrain sans être reconnus, mais j’en doute. Cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Nous passons le portail d’entrée et nous allons en voiture jusqu’à l’aire de départ. Le Bijou de Darkhan, pour lequel nous avons des billets, donnera un coup de sirène deux minutes avant le départ et ils commenceront à détacher l’escalier. Le temps que nous rejoignions nos sièges et le vaisseau aura décollé.
— Fort bien, mais que feront les gardes pendant ce temps-là ?
— Ils tireront dans toutes les directions. Nous profiterons de la confusion pour monter à bord.
Cette réponse ne satisfaisait pas Jason, mais il passa outre.
— D’accord, admettons que nous arrivions à bord. Pourquoi n’empêcheraient-ils pas le décollage jusqu’à ce que l’on nous traîne dehors jusqu’au poteau d’exécution ?
Kerk lui jeta un coup d’œil dédaigneux avant de reporter ses yeux sur la route.
— J’ai parlé du Bijou de Darkhan. Si vous connaissiez l’affaire un tant soit peu, vous sauriez ce que cela signifie. Cassylia et Darkhan sont des planètes sœurs et rivales. Il y a moins de deux cents ans, une guerre meurtrière les a presque détruites toutes les deux. Il s’est établi maintenant entre elles une sorte de neutralité armée que personne n’ose violer. Au moment où nous poserons le pied dans ce vaisseau, nous serons en territoire darkhanais. Il n’existe aucun accord d’extradition entre les deux planètes. Cassylia peut nous en vouloir, mais pas suffisamment pour déclencher une nouvelle guerre.
Il ne restait plus de temps pour d’autres explications. Kerk sortit de la file du trafic et dirigea la voiture vers un pont réservé aux Voitures officielles. Jason eut un sentiment de nudité lorsqu’ils roulèrent sous les lumières crues vers le portail gardé.
Il était fermé.
Une voiture s’approcha des grilles de l’autre côté et Kerk ralentit jusqu’à rouler au pas. L’un des gardes parla au conducteur de l’autre véhicule et fit signe d’ouvrir la barrière. Lorsque le battant commença à tourner sur ses gonds, Kerk enfonça l’accélérateur.