— Non, c’était un appareil planétaire, un hélicoptère. Seul a pu l’amener ici un vaisseau beaucoup plus grand que le mien, une frégate interplanétaire ou un transport. Ils doivent être venus nombreux et être arrivés avant moi. D’abord, que font-ils ici avec des vaisseaux de bombardement et des hélicoptères ?… Ils peuvent nous tuer tous de très loin, nous chasser du ciel. Il faudra prendre garde à eux, seigneur Mogien !
— Leur appareil venait des argilières. J’espère qu’ils n’y sont pas allés avant nous. »
Rocannon fit un signe de tête. Il ressentait une profonde colère à la vue de cette tache noire sur le couchant, cette lèpre hideuse. Puisqu’ils n’avaient pas hésité à bombarder à vue le vaisseau sans défense de la Mission, il était évident que ces gens-là, quels qu’ils fussent, voulaient reconnaître cette planète et en prendre possession pour la coloniser ou à des fins militaires. Quant aux espèces intelligentes de la planète, qui étaient au minimum au nombre de trois et d’un faible niveau de développement technologique, ils allaient soit les négliger, soit les asservir, soit les exterminer, à leur gré. Aux yeux d’un peuple agressif, seule compte la technologie.
Et peut-être était-ce là justement le point faible de la Ligue, se dit Rocannon tandis qu’il regardait les médiants desseller les destriers et les lâcher pour leur chasse nocturne. Seule comptait la technologie. Les deux missions envoyées sur ce monde au siècle précédent avaient lancé une des espèces dans la voie de la technologie pré-atomique avant même d’avoir exploré les autres continents et pris contact avec toutes les races intelligentes. Il y avait mis le holà, et avait finalement obtenu d’être chargé d’une mission ethnographique sur cette planète pour apprendre à la mieux connaître ; mais il ne se faisait aucune illusion. Son travail ne servirait finalement que comme base d’informations pour stimuler le progrès technologique de l’espèce ou de la civilisation la mieux placée.
C’est ainsi que la Ligue de Tous les Mondes se préparait à affronter l’ennemi, s’armait en vue de la lutte finale. Pour cent planètes déjà entraînées et équipées, il y en avait mille autres auxquelles on était en train d’enseigner l’usage de l’acier, de la roue, du tracteur et du réacteur. Mais Rocannon, l’ethnologue, qui avait pour métier d’apprendre, non d’enseigner, qui avait vécu dans bon nombre de mondes arriérés, se demandait s’il n’était pas inconsidéré de tout miser sur les armes et la mécanisation. Dominée par les races humaines du Centaure et de la Terre, et par les Cétiens, la Ligue avait fait trop bon marché de certains talents, de certaines facultés ou de virtualités, et avait fait preuve d’étroitesse d’esprit dans sa façon de jauger les espèces.
Ce monde qui n’avait même pas de nom – sinon celui de son étoile – ne retiendrait vraisemblablement guère l’attention de la Ligue puisque avant sa venue aucune des espèces indigènes n’avait dépassé, semblait-il, le niveau du levier et de la forge. D’autres races, sur d’autres planètes, pourraient être poussées plus rapidement dans la voie du progrès afin d’être enrôlées contre l’ennemi extra-galactique quand il reviendrait enfin, ce qui était inévitable. Rocannon pensa à Mogien mettant les épées de Hallan à son service pour combattre une flotte de bombardiers photiques. Et si les bombardiers photiques, ou même hyperphotiques, n’étaient que des épées de bronze comparés aux armes de l’ennemi ? Si les armes de l’ennemi n’étaient que des facultés de l’esprit ? Ne serait-ce pas une bonne chose que de se documenter sur les différentes familles d’esprits et sur leurs pouvoirs ? La politique de la Ligue était à courte vue et elle en recueillait les fruits amers : gaspillage excessif et, maintenant, rébellion. Si l’orage qui couvait sur Faradée dix ans auparavant avait éclaté, cela signifiait qu’une nouvelle recrue de la Ligue, un monde rapidement armé et entraîné à la guerre, s’était lancé dans l’univers pour s’y tailler son propre empire.
Rocannon, Mogien et les deux serviteurs à cheveux bruns rongèrent des quignons du bon pain dur sorti des fours de Hallan, burent du vaskan jaune dans des outres et ne tardèrent pas à se coucher. Tout autour de leur petit feu se dressaient des arbres d’une grande taille, dont les branches sombres étaient chargées de petits cônes pointus, foncés, aux écailles fermées. La nuit, une pluie froide emplit la forêt de son murmure. Rocannon se cacha la tête sous sa couverture duveteuse en poil de hérilor et dormit toute la longue nuit dans le murmure de la pluie. Les coursiers revinrent à l’aube, et les voyageurs avaient repris leur vol avant le lever du soleil, se dirigeant vers les terres pâles voisines du golfe où habitaient les Argiliens.
Ils atterrirent vers midi en plein banc d’argile. Rocannon et les deux serviteurs, Raho et Yahan, regardaient autour d’eux d’un air déconcerté, ne voyant aucun signe de vie. Mogien dit, avec l’assurance imperturbable de sa caste :
« Ils viendront. »
Ils vinrent. C’étaient les hominidés courtauds que Rocannon avait vus au musée des années auparavant. Ils étaient six, ne dépassant guère la poitrine de Rocannon ou la ceinture de Mogien. Ils étaient nus, avec la peau d’un blanc grisâtre comme leurs argilières, comme cette terre dont ils semblaient être faits. C’était étrange de les entendre car il était impossible de savoir lequel d’entre eux parlait – ni l’un ni l’autre mais tous ensemble, eût-on dit, d’une seule voix stridente. Télépathie collective partielle, Rocannon se rappelait ces mots du guide sommaire ; il regarda avec un certain respect les avortons disgracieux, impressionné par leur don si rare. Ce sentiment n’était aucunement partagé par ses trois grands compagnons, qui gardaient la mine sévère.
« Que cherchent les Angyar et les serviteurs des Angyar dans le domaine des Seigneurs de la Nuit ? » demanda un Argilien – bien qu’il leur semblât que tous avaient parlé – en Langue Commune, un dialecte des Angyar utilisé par toutes les espèces.
« Je suis le seigneur de Hallan, dit Mogien, qui paraissait gigantesque. Je suis accompagné par Rokanan, maître des étoiles et de la nuit qui les sépare, serviteur de la Ligue de Tous les Mondes, hôte et ami de la famille de Hallan. De grands honneurs lui sont dus. Conduisez-nous à ceux qui sont dignes de parlementer avec nous. Il y a beaucoup à dire car bientôt il neigera en année chaude, les vents souffleront à contresens et les arbres pousseront à l’envers. »
C’était un régal que d’entendre parler l’Angya, pensait Rocannon, pourtant son éloquence ne brillait pas par le tact. Immobiles, les Argiliens gardaient un silence embarrassé.
« En est-il ainsi véritablement ? demanda une voix, ou leur sembla-t-il, un chœur de voix.
— Oui, et la mer se changera en bois, et aux pierres pousseront des orteils. Conduisez-nous à vos chefs, qui savent ce qu’est un Seigneur des Étoiles. Assez de temps perdu ! »
Nouveau silence. Entouré de ces petits troglodytes, Rocannon eut un sentiment de malaise en entendant comme des ailes de plusieurs phalènes effleurer ses oreilles. Les Argiliens prenaient une décision.
« Venez ! » dirent-ils tout haut, et ils conduisirent la marche sur le terrain gluant. D’un mouvement précipité, ils formèrent cercle en un endroit, puis s’écartèrent, révélant un trou dans le sol, d’où émergeait une échelle : l’entrée du Domaine de la Nuit. Tandis que les médiants les attendaient au-dehors avec les destriers, Mogien et Rocannon descendirent par l’échelle dans le monde des grottes argiliennes, avec son réseau de tunnels se croisant et se ramifiant, grossièrement cimentés, éclairés à l’électricité, sentant la sueur, le rance et le moisi. Trottant derrière eux à pas sourds sur leurs pieds plats et gris, les gardes les conduisirent à une chambre ronde faiblement éclairée ; c’était comme une bulle dans les grandes strates rocheuses. Et ils les laissèrent seuls dans cette chambre.