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Ils attendirent, et attendirent encore.

Pourquoi diable les premières missions avaient-elles choisi ces gens-là pour en faire les alliés de la Ligue ? Rocannon s’en proposait une explication qui valait ce qu’elle valait : ces premières missions étaient composées de Centauriens ; venant d’un monde froid, les explorateurs avaient été tout heureux de plonger dans les grottes des Gdemiar et d’échapper aux flots aveuglants de lumière et de chaleur déversés par le grand soleil de force A-3. À leurs yeux, les gens sensés ne pouvaient vivre que sous terre en un monde pareil. Quant à Rocannon, le brûlant soleil blanc, les nuits lumineuses à quadruple clair de lune, les violentes sautes de temps et les vents incessants, l’air riche et la faible gravité permettant l’existence de nombreuses espèces ailées, tout cela lui convenait et lui plaisait. Mais il dut s’avouer qu’il était par là même moins qualifié que les Centauriens pour juger ces troglodytes. Ils étaient certainement intelligents. C’étaient de plus des télépathes – et ce don est un phénomène beaucoup plus rare et beaucoup moins bien compris que l’électricité – mais les premières missions n’y avaient attaché aucune importance. Elles avaient donné aux Gdemiar un générateur, un vaisseau à commandes bloquées, des éléments de mathématiques, quelques paroles d’encouragement – et adieu ! Depuis lors, qu’avaient-ils fait, ces petits hommes ? Rocannon interrogea Mogien à ce sujet.

Le jeune seigneur, qui n’avait certainement jamais vu d’autre éclairage que ceux des bougies et des torches de résine, jeta sur l’ampoule électrique suspendue au-dessus de sa tête un regard parfaitement indifférent.

« Ils ont toujours été habiles à fabriquer des objets, dit-il avec toute son étonnante et candide superbe.

— Ont-ils récemment fabriqué des objets nouveaux ?

— Nous achetons nos épées d’acier aux Argiliens ; ils savaient déjà travailler l’acier du temps de mon grand-père ; mais avant cela je ne sais pas. Mon peuple a vécu longtemps avec les Argiliens ; nous tolérions qu’ils creusent leurs tunnels sous nos provinces frontières, et nous échangions de l’argent contre leurs épées. On dit qu’ils sont riches, mais les coups de main contre eux sont tabou. Les guerres entre deux races sont néfastes, comme vous savez. Et même lorsque mon grand-père Durhal vint rechercher sa femme ici, pensant que les Argiliens la lui avaient volée, il ne voulut pas enfreindre le tabou pour les contraindre à parler. Un mensonge leur coûte, mais la vérité tout autant. Nous ne les aimons pas, et ils ne nous aiment pas. Je crois qu’ils se rappellent les temps anciens, avant le tabou. Ils ne sont pas braves. »

Une voix puissante claironna derrière leur dos :

« Inclinez-vous devant les Seigneurs de la Nuit ! »

Tandis qu’ils se retournaient, Rocannon avait la main sur son pistolet-laser et Mogien les deux mains sur ses gardes d’épée ; mais Rocannon repéra immédiatement celui qui leur parlait, niché dans la courbure du mur, et dit tout bas à Mogien : « Ne répondez pas.

— Parlez, ô étrangers venus dans les cavernes des Seigneurs de la Nuit ! » Le volume sonore de cette voix de tonnerre était impressionnant, mais Mogien restait là sans cligner des yeux, soulevant à peine un de ses sourcils bien arqués. « Après trois jours de vol, seigneur Rokanan, commencez-vous à apprécier les plaisirs du voyage ?

— Parlez et vous serez entendus !

— Oui. Et le destrier zébré vole avec la légèreté du vent d’ouest en année chaude, dit Rocannon, récitant un compliment qu’il avait entendu à Hallan, dans la salle des Festins.

— Il est de très bonne race.

— Parlez ! vous êtes entendus ! »

Rocannon et Mogien discutaient élevage de coursiers ailés pendant que le mur leur lançait des beuglements sonores. Finalement, deux Argiliens apparurent dans le tunnel. « Venez », dirent-ils avec une lenteur flegmatique. Ils pilotèrent les visiteurs dans le dédale des tunnels jusqu’à un joli petit train électrique, comme un grand jouet très au point, dans lequel ils firent plusieurs kilomètres à bonne allure. Ils avaient quitté les tunnels d’argile pour entrer dans ce qui paraissait être une zone de grottes calcaires, et ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une salle violemment éclairée à l’extrémité de laquelle trois troglodytes les attendaient, debout sur une estrade. En tant qu’ethnologue, Rocannon fut humilié de constater qu’il n’aurait pu, au premier abord, les distinguer l’un de l’autre. Ils étaient comme les Chinois pour les Hollandais et les Russes pour les Centauriens… Puis il repéra la personnalité de celui qui était au centre : visage blanc ridé, énergique sous la couronne de fer qu’il portait.

« Que cherche le Seigneur des Étoiles dans les cavernes des Puissants ? »

Les formes cérémonieuses de la Langue Commune faisaient justement l’affaire de Rocannon. Il répondit :

« J’espérais être traité en hôte désireux d’apprendre les usages des Seigneurs de la Nuit et d’admirer les merveilles dont ils sont les artisans. J’ai encore cet espoir. Mais il se trame de mauvaises actions et je viens à vous poussé par un pressant besoin. Je suis envoyé de la Ligue de Tous les Mondes. Je vous demande de me conduire au vaisseau que vous conservez en gage de la confiance que la Ligue a placée en vous. »

Les trois hommes restaient impassibles, les yeux écarquillés. L’estrade les haussait au niveau de Rocannon, et, vus ainsi, leurs larges faces sans âge et leurs yeux durs comme roc avaient quelque chose d’impressionnant. Puis, grotesquement, l’homme de gauche parla en mauvais galactique.

« Pas de vaisseau, dit-il.

— Si, il y a un vaisseau.

— Pas de vaisseau », reprit l’Argilien au bout d’une minute. Mais Rocannon n’acceptait pas cette réponse ambiguë.

« Parlez en Langue Commune, dit-il. Je sollicite votre aide. Il y a sur ce monde un ennemi de la Ligue. Si vous lui laissez la voie libre, ce monde ne sera plus le vôtre.

— Pas de vaisseau », dit l’homme de gauche. Les deux autres étaient figés comme des stalagmites.

« Dois-je donc annoncer aux autres Seigneurs de la Ligue que les Argiliens ont trahi leur confiance et sont indignes de prendre part à la Guerre à venir ? »

Silence.

« Il n’est de confiance que partagée, dit l’Argilien couronné de fer en Langue Commune.

— Demanderais-je votre aide si je ne vous faisais pas confiance ? Voulez-vous au moins me rendre ce service : expédier le vaisseau à Kerguelen avec un message ? Il est inutile qu’il ait un homme à bord. Ainsi, il n’y aurait d’années perdues pour personne. »

Nouveau silence.

« Pas de vaisseau, dit l’homme de gauche de sa voix rocailleuse.

— Venez, seigneur Mogien », dit Rocannon, et il tourna le dos aux Argiliens.

« Ceux qui trahissent les Seigneurs des Étoiles, dit Mogien de sa voix claire et arrogante, rompent des pactes plus anciens. C’est vous, Argiliens, qui fabriquiez nos épées autrefois. Elles ne sont pas rouillées. » Et il partit à grands pas. Rocannon et Mogien, côte à côte, suivirent les guides argiliens, ces petits êtres gris et trapus. En silence ils furent ramenés au chemin de fer, puis pilotés dans le dédale des tunnels humides et aveuglants, dont ils débouchèrent enfin pour revoir la lumière du jour.

Ils firent sur les coursiers ailés quelques kilomètres vers l’ouest pour sortir du territoire argilien et se posèrent sur la rive d’un cours d’eau, dans une forêt, afin d’y délibérer.