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Mogien avait le sentiment d’avoir trompé les espérances de son hôte ; il n’était pas habitué à voir contrariés ses élans de générosité, et son aplomb s’en trouvait quelque peu ébranlé.

« Sale vermine de couards terrés dans leurs taupinières ! dit-il. Jamais ils ne diront franchement ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils vont faire ! Tous les hommes de petite race sont ainsi, même les Fiia. Mais on peut faire confiance aux Fiia. Croyez-vous que les Argiliens aient donné leur vaisseau à l’ennemi ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Ce que je sais, c’est qu’ils ne l’auraient donné à personne à moins d’en recevoir deux fois le prix. Posséder, posséder toujours davantage, accumuler, c’est tout ce qui compte pour eux. Que voulait dire ce barbon : la confiance doit être partagée ?

— Je crois qu’il voulait dire ceci : ces gens-là ont le sentiment que nous les avons trahis – que la Ligue les a trahis. Nous commençons par les encourager, et tout à coup nous les abandonnons pendant quarante-cinq ans, nous cessons de leur envoyer des messages, nous les dissuadons de nous rendre visite, nous leur disons de se débrouiller tout seuls. Et, sans qu’ils s’en doutent, cette nouvelle politique a été mon œuvre. Pourquoi me feraient-ils une faveur, après tout ? Je ne crois pas qu’ils aient déjà rencontré l’ennemi. Mais ce serait sans importance si, effectivement, ils lui vendaient leur vaisseau. L’ennemi ne pourrait guère en tirer parti – encore moins que moi. » Rocannon fixait la rivière scintillante, les épaules voûtées.

« Rokanan, dit Mogien, lui parlant pour la première fois comme à un proche, près de cette forêt se dresse la forteresse de Kyodor, habitée par des cousins à moi, trente hommes d’épée et trois villages de médiants. Ils nous aideront à châtier les Argiliens pour leur insolence.

— Non, dit Rocannon sur un ton pesant. Dis à ton peuple de surveiller les Argiliens, cela oui ; car ils pourraient bien passer à l’ennemi. Mais je ne veux pas qu’on enfreigne des tabous ou qu’on fasse la guerre par déférence pour moi. À quoi bon ? Nous sommes à une époque où le sort d’un homme est sans importance.

— Sans importance ! » Mogien exprimait sur son visage brun la plus vigoureuse protestation.

« Seigneurs, dit le jeune et svelte médiant Yahan, il y a quelqu’un là-bas parmi les arbres. » Il montrait du doigt une tache de couleur dansante, sur l’autre rive, au milieu des sombres conifères.

« Des Fiia ! dit Mogien. Vois les destriers ! » Les quatre grands animaux regardaient là-bas, les oreilles dressées.

« Mogien, seigneur de Hallan, vient en ami sur les chemins des Fiia ! » La voix résonnante de Mogien franchit la large rivière aux maigres eaux clapotantes, et bientôt, dans le feuillage bigarré d’ombres et de lumières, un petit personnage apparut sur l’autre rive. Les jeux du soleil lui donnaient un aspect dansant, papillotant, tel que l’œil avait du mal à le suivre. Lorsqu’il eut atteint la rivière, Rocannon eut l’impression qu’il marchait à sa surface, si léger était son pas, qui ne troublait point les eaux du bas-fond ensoleillé. Le destrier zébré se leva et se dirigea majestueusement vers la rive, marchant à pas ouatés sur ses fortes jambes aux os creux. Lorsque le Fian sortit de l’eau, le bel animal courba la tête, et le petit homme, se haussant sur la pointe des pieds, lui gratta les oreilles amicalement. Puis il s’avança vers l’Angya.

« Salut, Mogien, héritier de Hallan, Mogien à la chevelure ensoleillée, Chevalier porte-glaives ! »

L’étranger avait la voix grêle et douce d’un enfant, la taille et la grâce légère d’un enfant, mais non pas un visage d’enfant.

« Salut, hôte de Hallan, Seigneur des Étoiles, Chevalier errant ! » Les grands yeux clairs du Fian, à l’expression étrange, se fixèrent un moment sur Rocannon.

« Les Fiia connaissent tous les noms et sont au courant de toutes les nouvelles », dit Mogien en souriant ; mais le petit Fian ne répondit pas à son sourire. Rocannon lui-même en était saisi ; il n’avait consacré qu’une brève visite à un seul village de Fiia avec l’équipe de la Mission.

« Ô Seigneur des Étoiles ! dit la voix douce, tremblotante, qui donc pilote les vaisseaux du ciel qui viennent nous tuer ?

— Tuer… votre peuple ?

— Tout mon village, dit le petit homme. J’étais avec mes troupeaux sur les collines. En esprit, j’ai entendu les Fiia m’appeler, je suis venu, et ils étaient dans les flammes, hurlant, brûlés vifs. Il y avait deux vaisseaux avec des ailes qui tournent. Ils crachaient du feu. Maintenant je suis seul et je n’ai pour parler que ma voix. Là où étaient mes amis dans mon esprit, il n’y a plus que feu et silence. Pourquoi avoir fait cela, Seigneurs ? »

Ses yeux allaient de Rocannon à Mogien. Tous deux gardaient le silence. Le Fian se plia comme un homme mortellement blessé et resta accroupi, se cachant le visage.

Mogien, le dominant de sa haute taille, tremblait de colère, les mains sur ses deux épées. « Je jure de venger les malheureux Fiia ! Rokanan, comment est-ce possible ? Ils n’ont ni épées, ni richesses, ni ennemis. Vois, ses amis sont tous morts, ceux à qui il parlait sans paroles, les membres de sa tribu. Un Fian ne peut vivre seul. Il mourra abandonné. Pourquoi les avoir tués ?

— Pour montrer leur puissance, dit Rocannon d’une voix dure. Emmenons-le à Hallan, Mogien. »

Le grand corps de Mogien s’agenouilla auprès du petit être accroupi.

« Fian, ami des hommes, viens avec moi sur mon destrier. Je ne puis te parler en esprit comme faisaient les tiens, mais paroles qui volent ne sont pas toutes frivoles ! »

Ils se mirent en selle, le petit Fian assis devant Mogien sur son siège élevé, comme un enfant, et les quatre destriers prirent leur vol. Ce vol était favorisé par un vent du sud chargé de pluie. Le lendemain, tard dans la soirée, Rocannon vit, sous les ailes de son destrier, l’escalier de marbre montant dans la forêt, le pont du Gouffre jeté sur de vertes profondeurs et les tours de Hallan éclairées par les lueurs du couchant.

Les gens du château, blonds seigneurs et bruns serviteurs, entourèrent les voyageurs dans la cour d’envol, impatients de leur apprendre la nouvelle de l’incendie de Reohan, le plus proche château vers l’est, et du meurtre de tous ses habitants. Une fois de plus c’était l’œuvre de quelques hélicoptères avec des hommes armés de canons-laser ; les guerriers et les paysans de Reohan avaient été massacrés sans pouvoir frapper un seul coup contre l’agresseur. Les gens de Hallan étaient fous furieux de colère. Ils jetaient leurs défis à l’ennemi, et ces sentiments se nuancèrent d’une crainte superstitieuse lorsqu’ils virent le Fian chevaucher avec le jeune seigneur et apprirent comment il se trouvait là. Beaucoup des habitants de cette forteresse située tout au nord de l’Anginie n’avaient encore jamais vu de Fiia, mais tous les connaissaient comme personnages de légende, protégés par un puissant tabou. Une attaque dirigée contre un château des Angyar, si sanguinaire fût-elle, était conforme à leur code guerrier ; mais attaquer des Fiia, c’était une profanation. Le trouble qu’ils en éprouvaient s’alliait à leur fureur. Du haut de sa tour, Rocannon entendit, jusqu’à une heure avancée de la nuit, le tumulte s’élevant de la salle des Festins, où les Angyar de Hallan étaient tous réunis, jurant la destruction et l’extinction de l’ennemi en un torrent de métaphores et un tonnerre d’hyperboles. Les Angyar étaient portés aux rodomontades : vindicatifs, présomptueux, obstinés, illettrés, incapables de dire « je ne puis » pour la bonne raison que c’est une chose qui ne se dit pas dans leur langue. Il n’y avait pas de dieux dans leurs légendes, seulement des héros.

De leur lointain tapage se détacha une voix toute proche. Sursautant, Rocannon porta automatiquement la main au bouton de réglage de son appareil radio. Il avait enfin trouvé la bande de fréquence de l’ennemi. La voix parlait toujours, dans une langue que Rocannon ne connaissait pas. C’eût été trop beau si l’ennemi avait parlé le galactique ; et il existait des centaines de milliers de langages parmi les planètes de la Ligue, sans parler des planètes actuellement explorées, comme celle-ci, et des mondes encore inconnus. La voix se mit à débiter une liste de chiffres ; cette fois Rocannon comprenait car ces chiffres étaient en cétien, langue d’une race de mathématiciens si éminents que tous les autres mondes de la Ligue avaient adopté les mathématiques cétiennes, chiffres y compris. Rocannon écoutait avec une attention soutenue, mais ce fut peine perdue, il n’entendit qu’un chapelet de nombres.