« Je vais à la recherche de mes ennemis, Madame.
— Et quand vous les aurez trouvés ?
— J’espère pouvoir m’introduire dans leur… leur Château… et faire usage de leur… lance-messages pour dire à la Ligue qu’ils sont ici, sur ce monde. Ils se cachent ici sans grand risque d’être découverts – les mondes sont si nombreux, ce sont comme autant de grains de sable sur la plage. Mais il faut les trouver. Ils ont fait du mal ici, et feraient bien pire sur d’autres mondes. »
Haldre inclina la tête.
« Est-il vrai que vous voulez n’être accompagné que par quelques hommes ?
— Oui, Madame. La route est longue, avec la mer à traverser. Et c’est par la ruse, non par la force, que je puis espérer triompher de leur force.
— La ruse ne vous suffira pas, Seigneur, dit la vieille femme. Bien, je vais vous donner quatre loyaux médiants, si cela vous suffit, deux destriers chargés et six sellés, et une ou deux pièces d’argent pour le cas où les barbares des terres étrangères voudraient vous faire payer le privilège de vous héberger, vous et mon fils Mogien.
— Mogien m’accompagne ? De toutes vos bontés, Madame, c’est là la plus précieuse. »
Elle le fixa une minute de son regard clair, triste, inexorable.
« Je suis heureuse de vous faire ce plaisir, Seigneur, dit-elle en reprenant sa marche lente avec Rocannon à ses côtés. Mogien veut vous accompagner parce qu’il vous aime et qu’il aime l’aventure ; et vous, Seigneur des Étoiles, vous désirez sa compagnie dans cette mission périlleuse. Je pense donc qu’il doit vous suivre, c’est certain. Mais je vous le dis maintenant, ce matin, dans la salle d’honneur, et il faut que vous vous en souveniez pour ne pas craindre mes reproches si vous revenez : je ne crois pas que mon fils reviendra avec vous.
— Mais, Madame, c’est le seigneur de Hallan. »
Elle marcha en silence pendant un moment, fit demi-tour à l’extrémité de la salle au pied d’une tapisserie assombrie par les ans où l’on voyait des géants ailés combattant des hommes blonds, puis reprit enfin la parole.
« Hallan trouvera d’autres héritiers, dit-elle d’une voix calme et glacée. Vous êtes de nouveau parmi nous, vous les Seigneurs des Étoiles, nous imposant vos habitudes et vos guerres d’un nouveau genre. Reohan est réduit en poussière. Combien de temps Hallan restera-t-il debout ? Le monde lui-même n’est plus qu’un grain de sable sur le rivage de la nuit. Tout change. Mais il est une chose dont je suis certaine : qu’un sombre nuage plane sur ma race. Ma mère, que vous avez connue, a disparu dans la forêt pour y cacher sa folie ; mon père est mort au combat, mon mari dans un guet-apens, et, quand j’ai donné le jour à un fils, ma joie en fut gâchée par la douloureuse certitude que sa vie serait de courte durée. Pour lui ce n’est pas un malheur ; c’est un Angya fier de ses deux glaives. Mais moi, sous le nuage noir qui plane sur ce domaine, je suis destinée à régner seule sur ses ruines, à vivre de longues années, à survivre à tous… »
Elle se tut une minute.
« Il vous faudra peut-être plus de trésors que je ne puis vous en donner pour acheter votre sauvegarde ou le droit de passer. Prenez ceci. C’est à vous que je le donne, Rokanan, et non à Mogien. À vous il ne doit pas porter malheur. Ne vous appartenait-il pas autrefois dans la ville située au bout de la nuit ? Pour nous ce ne fut jamais qu’un funeste fardeau. Prenez-le, Seigneur. Rançon ou offrande, faites-en ce que vous voudrez. »
Elle dégrafa de son cou le collier d’or à la grosse pierre bleue, ce bijou qui avait coûté la vie à sa mère, et le tendit à Rocannon. Il le prit, presque effrayé d’entendre le doux et froid cliquetis des chaînons d’or, et leva les yeux sur Haldre. Elle lui fit face, le dominant de sa haute taille, ses yeux bleus assombris par le clair-obscur de la grande salle.
« Prenez mon fils, Seigneur, et allez où votre destin vous appelle. Puissent vos ennemis mourir sans descendance. »
Les lueurs des torches, la fumée, les ombres s’agitant dans la cour d’envol du château, les cris des hommes et ceux des bêtes, le vacarme et la confusion, tout cela s’évanouit en quelques coups d’ailes du destrier zébré monté par Rocannon. Derrière lui Hallan n’était plus qu’un point lumineux sur le sombre versant incurvé des collines, et tout ce qu’il pouvait entendre c’était le sifflement de l’air battu par les larges ailes, encore à peine visibles, du destrier. Le ciel, dans son dos, pâlissait au levant. La Grandétoile flamboyait de ses feux cristallins, mais le soleil ainsi annoncé devait longtemps encore faire attendre son lever. Jour, nuit, crépuscule sont d’une majestueuse lenteur sur cette planète, dont la rotation dure trente heures. Et non moins tranquille est l’allure des longues saisons ; c’était l’aube de l’équinoxe vernal, et les voyageurs avaient devant eux quatre cents jours de printemps et d’été.
« Nous serons chantés dans les hauts châteaux, dit Kyo, chevauchant en croupe derrière Rocannon. Les ménestrels diront comment l’Errant et ses compagnons se lancèrent dans le ciel vers le midi, au cours de la dernière nuit précédant le printemps. »
Il eut un petit rire. En dessous d’eux les collines et les riches plaines d’Anginie se déroulaient comme un paysage peint sur de la soie grise, prenaient peu à peu quelque brillant, puis éclataient en couleurs vives bariolées d’ombres tandis que Sa Majesté le Soleil faisait son apparition.
À midi, les voyageurs firent halte au bord d’une rivière dont ils suivaient le cours, en direction du sud-ouest, pour atteindre la mer.
Au crépuscule, ils plongèrent sur un castel situé, comme toujours chez les Angyar, au sommet d’une colline, près d’une boucle de la rivière. Ils furent bien accueillis par le hobereau et sa famille. Ce dernier, manifestement, était dévoré de curiosité : ce Fian voyageant sur un destrier en compagnie du seigneur de Hallan, ces quatre médiants, cet homme à l’accent bizarre habillé en seigneur, mais sans glaives et avec un visage pâle de médiant… Il y avait certainement entre les deux castes, Angyar et Olgyior, des croisements plus fréquents que les Angyar ne voulaient l’admettre ; on voyait des guerriers à peau claire et des serviteurs blonds ; mais cet « Errant », c’était quelque chose de tout à fait anormal. Rocannon ne voulait pas ébruiter sa présence sur cette planète, aussi garda-t-il bouche cousue, et le nobliau n’osa point interroger l’héritier de Hallan. Si donc il sut jamais qui avaient été ses hôtes étrangers, ce ne put être que par des ménestrels chantant leurs travaux, bien des années après.
Le lendemain, ce fut pour les sept voyageurs une étape du même genre ; ils étaient portés par un vent favorable au-dessus d’un paysage ravissant. Ils passèrent la nuit dans un village d’Olgyior au bord de la rivière. Le troisième jour, ils pénétrèrent dans une région, inconnue même de Mogien. S’incurvant vers le sud, la rivière formait des boucles et des bras morts. Au loin, le ciel reflétait un éclat pâle. Tard dans la soirée, les voyageurs parvinrent à un château se dressant, solitaire, sur une blanche falaise. Plus loin s’étendaient des lagunes, un sable gris, enfin la pleine mer.
Lorsque Rocannon mit pied à terre, courbatu, las, les oreilles lui tintant après ce long vol en plein vent, il se fit la réflexion que c’était la plus sinistre forteresse qu’il eût jamais vue chez les Angyar : des huttes agglutinées comme des poulets transis tassés sous l’aile d’un fort trapu d’aspect minable. Des médiants pâles et petits, plantés sur leurs chemins irrégulièrement tracés, dévisageaient les arrivants.