« On dirait qu’ils ont frayé avec des Argiliens, dit Mogien. Voici l’entrée, et c’est le château de Tolen si les vents ne nous ont pas égarés. Ho ! seigneurs de Tolen, vous avez des hôtes à votre porte ! »
Le silence régnait dans le château.
« La porte de Tolen oscille au vent », dit Kyo. De fait le portail de bois plaqué de bronze s’inclinait sur ses gonds, battant au vent froid qui soufflait de la mer. Mogien l’ouvrit de la pointe de son épée. Dans le château il n’y avait que ténèbres, bruissement d’ailes d’oiseaux effrayés, odeur de moisi.
« Les seigneurs de Tolen n’ont pas attendu leurs hôtes, dit Mogien. Eh bien, Yahan, parle à ces vilains nabots et trouve-nous un toit pour la nuit. »
Le jeune médiant se dirigea vers les habitants du lieu. Rassemblés à la limite de l’avant-cour du château, ils écarquillaient les yeux. L’un d’eux, prenant son courage à deux mains, se propulsa par saccades, en faisant force courbettes et en marchant en crabe comme un crustacé parmi les algues, et il s’adressa à Yahan avec humilité. Rocannon pouvait suivre à peu près son dialecte olgyior, et il comprit que le vieillard faisait valoir que le village n’avait pas de quoi héberger convenablement des pedanar, expression qui intrigua Rocannon. Le grand médiant Raho vint en aide à Yahan et intervint avec violence, mais le vieux ne faisait que sautiller, s’incliner et marmonner. Enfin Mogien s’avança à grands pas. Le code des Angyar lui interdisait de parler aux serfs d’un domaine étranger, mais il dégaina une de ses épées et brandit l’arme étincelante dans le jour froid voilé d’embruns. Le vieillard tendit les bras, mains ouvertes, et, avec un gémissement, fit demi-tour pour s’engager en traînant le pas dans les chemins du village sur lequel la nuit tombait. Les voyageurs le suivirent, les ailes repliées de leurs destriers frôlant de chaque côté les basses toitures de jonc.
« Kyo, qu’appelle-t-on pedanar ? »
Le petit homme sourit.
« Yahan, que veut dire pedanar ? »
Le jeune médiant, malgré son bon naturel et sa franchise, paraissait gêné.
« Eh bien, Seigneur, un pedan, c’est… celui qui va parmi les hommes… »
Rocannon fit un signe de tête. Il savait happer au passage la moindre miette d’information. Lorsqu’il avait étudié cette espèce humaine avant de s’en faire une alliée, il avait vainement cherché à découvrir sa religion : ces gens-là ne semblaient pas avoir de croyances. Et pourtant ils étaient d’une grande crédulité. Fortement imprégnés d’animisme, ils considéraient les pouvoirs occultes, ceux des charmes ou des malédictions, par exemple, comme parfaitement naturels ; mais ils n’avaient pas de dieux. Ce mot de pedan, voilà, enfin, qui sentait le surnaturel. Il ne vint pas alors à l’esprit de Rocannon que c’était lui que ce mot désignait.
Il fallut trois des misérables huttes du village pour loger les sept visiteurs ; quant aux destriers, trop grands pour tenir dans aucune habitation, ils durent être attachés dehors. Ils se blottirent les uns contre les autres, hérissant le poil contre le vent qui cinglait de la mer. Le coursier zébré de Rocannon donnait des coups de griffes au mur, et sa plainte était une sorte de grognement miaulé ; il fallut que Kyo allât le réconforter en lui grattant les oreilles.
« Il n’a pas vu le pire, ce pauvre, dit Mogien, assis à côté de Rocannon près du trou où brûlait le feu qui chauffait la hutte. Ils ont horreur de l’eau.
— À Hallan, vous disiez qu’ils refusent de survoler la mer, et ces villageois n’ont sûrement pas d’embarcations propres à leur transport. Alors, le détroit, comment allons-nous le traverser ?
— Avez-vous votre image du pays ? » demanda Mogien. Les Angyar n’avaient pas de cartes et Mogien était fasciné par celles du Guide de Rocannon. Ce dernier sortit le précieux volume du petit sac de cuir qui, de planète en planète, ne le quittait jamais ; il contenait tout ce qui lui était resté à Hallan, lorsque son vaisseau avait été bombardé : Guide, carnets de notes, combinaison et pistolet, trousse médicale, appareil radio, jeu d’échecs terrien et un vieux recueil de poésie hainienne. Il y avait d’abord ajouté le collier avec son saphir, mais l’en avait retiré la nuit précédente. Obsédé par l’idée de sa valeur, il avait cousu le joyau dans un sachet de peau souple de rarilor qu’il portait autour du cou, sous ses vêtements, à la façon d’une amulette ; ainsi ne pourrait-il être perdu, à moins que sa tête ne le fût aussi.
De son index osseux et long, Mogien suivit les contours des deux continents occidentaux là où ils se faisaient face : l’extrémité sud d’Anginie, creusée de deux golfes profonds entre lesquels un épais promontoire saillait vers le midi ; et de l’autre côté du détroit le cap marquant l’extrémité nord du continent Sud-Ouest, que Mogien appelait Fiern.
« Nous sommes ici, dit Rocannon, plantant une arête de poisson à la pointe du promontoire.
— Et là, s’il faut en croire ces manants, ces mangeurs de poisson, se trouve un château appelé Plenot. » Mogien mit une seconde arête à un centimètre à l’est de la première, et la regarda avec satisfaction. « Exactement comme une tour vue des airs. Une fois rentré à Hallan j’enverrai cent hommes sur des destriers pour regarder tout le pays d’en haut, et d’après leurs dessins nous sculpterons dans la pierre une grande image de toute l’Anginie. Bon ! nous disons Plenot – là, il y aura des navires, les leurs et aussi ceux de Tolen. Les deux noblaillons se sont querellés, et c’est pourquoi le vent et la nuit règnent aujourd’hui sur Tolen. Voilà ce que le vieux a raconté à Yahan.
— Va-t-on nous prêter des navires à Plenot ?
— Les prêter ? Impossible. Le maître de Plenot est un Franc-seigneur. » Un Franc-seigneur, d’après le code complexe régissant les rapports entre les domaines des Angyar, c’était un seigneur banni par ses pairs, un hors-la-loi, un homme n’étant pas assujetti aux lois de l’hospitalité, de la sanction des fautes ou de la restitution des biens.
« Il n’a que deux destriers, dit Mogien débouclant son ceinturon pour la nuit. Et il paraît que son château est construit en bois. »
Le lendemain matin, tandis que le vent les amenait à ce château de bois, une sentinelle les repéra, à peine avaient-ils eux-mêmes repéré la tour. Les deux destriers du château prirent bientôt leur envol, décrivant des cercles autour du beffroi ; puis on put distinguer les petites silhouettes d’archers se penchant aux meurtrières. Il était clair qu’un Franc-seigneur n’attendait rien de bon d’une visite. Et Rocannon voyait soudain l’explication des toitures couvrant largement les châteaux des Angyar jusqu’à en rendre l’intérieur si sombre et caverneux : c’était une protection contre un ennemi venu des airs. Plenot était un tout petit château, d’aspect plus primitif encore que Tolen, sans village de médiants à ses pieds : un nid d’aigle sur un éperon de rocs noirs dominant la mer. Mais si misérable fût-il, n’y avait-il pas chez Mogien quelque fanfaronnade à vouloir le conquérir avec six hommes ? Rocannon ajusta ses sangles cuissardes, s’assura une meilleure prise sur la longue lance que Mogien lui avait donnée en vue d’un combat dans les airs, cela tout en maudissant le sort et sa propre imprudence. Que faisait-il en cette galère, lui un ethnologue de quarante-trois ans ?
Le devançant de loin, Mogien filait sur son noir destrier, brandissant sa lance et hurlant. La monture de Rocannon baissa la tête et prit tout son élan. Ses ailes noires et grises battaient l’air à toute allure, tels des vans ; son long corps épais et léger était surtendu, son cœur palpitait en puissantes pulsations. Dans le sifflement du vent, la tour coiffée de chaume de Plenot semblait se précipiter vers les assaillants tandis que voltigeaient autour d’elle deux hippogriffes cabrés. Rocannon ramassa son corps en avant sur le dos de son destrier, sa lance prête à frapper. Il se sentait envahi d’une joie vieille comme le monde ; il riait, porté sur les ailes du vent. Comme agitée d’un tremblement, la tour avec ses deux sentinelles ailées, se rapprochait à toute vitesse, et, poussant soudain un cri perçant d’une voix de fausset, Mogien darda sa lance, qui fendit l’air en un trait d’argent. Elle frappa une des sentinelles en pleine poitrine, rompant ses sangles cuissardes sous le choc, faisant basculer le malheureux sur la croupe de sa monture et le précipitant cent mètres plus bas en une courbe régulière, avec une apparente lenteur, jusqu’aux vagues qui léchaient les rochers de leur écume crémeuse. Mogien passa en flèche à côté du coursier délesté et ouvrit le combat contre la seconde sentinelle, en un corps à corps où il essayait de frapper des coups d’épée tout en évitant la lance dont son adversaire se servait non comme projectile mais pour porter des coups de pointe et parer ceux qu’il recevait. Les quatre médiants voltigeaient près de là sur leurs montures blanches et grises, prêts à porter secours à leur seigneur mais se gardant d’intervenir, dans son combat singulier, tournoyant à une hauteur telle qu’il fût impossible aux archers qu’ils dominaient de percer la ventrière de cuir du destrier. Mais, tout à coup, les quatre médiants, poussant à leur tour un hurlement aigu, déchirant, fondirent sur l’adversaire. Pendant un moment on ne vit qu’un enchevêtrement d’ailes blanches et d’acier étincelant suspendu entre ciel et terre. De cette confusion se détacha un corps qui, dans sa chute, semblait essayer de s’étendre en une position confortable, se tournant et se retournant de ses membres de pantin désarticulé, jusqu’à l’instant où il heurta le toit du château, d’où il fit une glissade qui le projeta sur le dur lit des rochers.