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Le plus âgé des médiants de Hallan, un homme calme et trapu appelé Iot, entra dans la chambre de Rocannon et, presque sans mot dire, avec une grande douceur, s’agenouilla pour laver et panser la plaie de Rocannon. Mogien entra ensuite, toujours en tenue de combat, son haut casque à cimier et sa rigide épaulière en forme d’aile lui donnant l’aspect d’un géant de trois mètres avec une carrure d’un mètre cinquante. À sa suite vint Kyo, silencieux comme un enfant parmi les guerriers d’une race plus puissante. Puis vinrent Yahan, Raho et le jeune Bino, si bien que la hutte se trouva pleine à craquer lorsqu’ils furent tous accroupis autour du trou où brûlait un feu. Yahan remplit sept coupes argentées, que Mogien, gravement, fit circuler. Ils burent. Rocannon commença à se sentir mieux, et mieux encore lorsque Mogien s’enquit de sa blessure. Ils buvaient du vaskan tandis que des visages de villageois, exprimant une admiration apeurée, surgissaient du crépuscule pour s’encadrer un moment à la porte. Rocannon baignait dans l’euphorie du héros triomphant. Ils mangèrent, ils burent encore, puis dans l’air confiné de la hutte enfumée qui sentait le poisson sec, le cuir graissé et la sueur, Yahan se leva et, s’accompagnant d’une lyre de bronze aux cordes d’argent, il chanta. Il chanta Durholde de Hallan qui, près des marais de Born, libéra les prisonniers de Korhalt au temps du Seigneur Rouge ; et quand il eut célébré la lignée de chacun des guerriers qui avaient pris part au combat et chaque coup qu’ils avaient frappé, il passa directement à la libération des gens de Tolen et à l’incendie de la tour de Plenot, chantant la torche de l’Errant qui flamboyait dans une pluie de flèches, le grand coup porté par Mogien, héritier de Hallan, sa lance fendant l’air pour atteindre son but, telle la lance infaillible de Hendin dans les temps anciens. Rocannon, ivre et heureux, se laissait porter par ce flot poétique ; il se sentait maintenant indissolublement lié à ce monde auquel il était venu, en étranger, des abîmes de la nuit, ce monde auquel l’unissait un pacte scellé par son propre sang. Sur ce sentiment flottait par moments celui de la présence du petit Fian, souriant, serein, semblant appartenir à un autre univers.

4

La mer s’étendait au loin en longues vagues houleuses, brumeuse sous le crachin qui tombait. Le monde avait perdu toute couleur. Deux destriers enchaînés, les ailes attachées, à l’arrière du navire, poussaient leurs miaulements plaintifs, et, sur les vagues, dans la pluie et la brume, leur répondait un écho douloureux en provenance de l’autre bateau.

Les voyageurs avaient passé de nombreux jours à Tolen en attendant que Rocannon fût guéri de sa blessure et le coursier noir en état de voler. C’étaient là des raisons valables pour différer leur départ, mais en réalité Mogien répugnait à ce départ, à la traversée qu’ils devaient effectuer. Il errait seul sur le sable gris des lagunes au pied de Tolen, peut-être aux prises avec la prémonition qui s’était imposée à sa mère Haldre. Tout ce qu’il trouvait à dire à Rocannon, c’est qu’à voir et à entendre la mer il avait le cœur lourd. Lorsque le destrier noir fut pleinement rétabli, Mogien décida brusquement de le renvoyer à Hallan sous la conduite de Bino, comme pour sauver au moins une créature d’un grand prix. Les deux amis convinrent aussi de laisser à Tolen presque tout leur chargement et les deux coursiers affectés à son transport, en confiant le tout au vieux seigneur et à ses neveux, qui n’avaient pas cessé de se traîner ici et là pour essayer de rafistoler leur château livré aux courants d’air. Si bien que sur les deux bateaux, dont les figures de proue étaient des têtes de dragon, ne se trouvaient que six voyageurs et cinq coursiers, tous trempés et la plupart dolents.

Deux pêcheurs moroses de Tolen manœuvraient l’embarcation. Yahan s’évertuait à apaiser les destriers enchaînés en leur chantant une longue et monotone complainte à la mémoire d’un seigneur mort depuis longtemps ; Rocannon et le Fian, le capuchon de leurs manteaux rabattu sur la tête, se tenaient à la proue.

« Kyo, tu m’as parlé autrefois de montagnes au sud du pays.

— Oh ! oui, dit le petit homme, tournant précipitamment son regard vers le nord, où avait disparu la côte d’Anginie.

— Peux-tu me renseigner sur les peuples qui habitent dans le Midi, dans le pays de Fiern ? »

Là-dessus Rocannon ne trouvait guère dans le Guide d’éléments d’information ; après tout c’était pour en combler les graves lacunes qu’il était en mission sur cette planète. Le Guide faisait état de cinq espèces vivantes d’une haute intelligence mais n’en décrivait que trois : les Angyar/Olgyior, les Fiia et les Gdemiar, et une espèce non humanoïde vivant sur le continent Est, aux antipodes. Les notes concernant le continent Sud-Ouest étaient pour le moins hypothétiques :

Espèce non confirmée IV ? Grands humanoïdes censés habiter de vastes cités (?). Espèce non confirmée V : marsupiaux ailés ? L’ethnologue n’en était pas plus avancé. Quant à Kyo, qui, souvent, paraissait croire que Rocannon connaissait la réponse à toutes les questions qu’il posait, il lui répondit cette fois à la manière d’un écolier : « À Fiern vivent les Races Anciennes. N’en est-il pas ainsi ? » Rocannon dut se contenter de fouiller vainement des yeux la brume qui cachait au sud ce continent mystérieux, tandis que hurlaient les grandes bêtes enchaînées et qu’une pluie glacée lui glissait le long du cou.

Au cours de la traversée, il crut entendre le vrombissement d’un hélicoptère au-dessus d’eux. Après avoir béni le brouillard qui les cachait, il eut un haussement d’épaules. Que craignaient-ils ? L’armée utilisant cette planète comme base pour une guerre interstellaire ne se sentirait guère menacée à la vue d’une dizaine d’hommes et de cinq chats domestiques, bien qu’un peu gros pour des chats, ballottés dans la pluie sur deux mauvais rafiots…

Ils naviguaient sans fin sous la même pluie, sur les mêmes vagues. Des ténèbres brumeuses s’élevèrent de la mer. Une longue nuit froide s’écoula. Une lumière grise se leva, et ce ne fut de nouveau que brume, pluie et vagues. Et soudain, les deux mariniers renfrognés de chaque bateau se réveillèrent, manœuvrant fiévreusement, regardant anxieusement devant eux. Une falaise se dessinait tout à coup au-dessus des navires, partiellement cachée par les lambeaux de brouillard. Les deux bateaux en côtoyèrent la base, leurs voiles dominées de haut par des roches et des arbres rachitiques.

Yahan venait d’interroger un des mariniers. « Il dit que nous allons passer devant l’embouchure d’une grande rivière pour gagner, de l’autre côté, le seul débarcadère possible sur une longue distance. » À ces mots, les rocs en surplomb semblèrent se dérober et disparaître dans la brume tandis qu’un brouillard plus dense tourbillonnait au-dessus du bateau, qui fit entendre un craquement sous la poussée d’un violent courant. La tête de dragon grimaçante de la proue dansa et virevolta. L’air était d’un blanc opaque ; l’eau, qui se brisait et bouillonnait sur le flanc du navire, était d’un rouge non moins opaque. Les mariniers hurlaient, entre eux et en direction de l’autre bateau.