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Près de lui flambaient des bûches dans un âtre vaste comme une hutte. Devant le feu, une haie de jambes nues et de peaux de bêtes en lambeaux. Soulevant un peu plus haut la tête, Rocannon vit un visage : celui d’un médiant à chair blanche et cheveux noirs, abondamment barbu, habillé de peaux à rayures vertes et noires, coiffé d’un bonnet de fourrure carré.

« Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix de basse éraillée, en foudroyant des yeux Rocannon.

— Je… je sollicite votre hospitalité, dit l’ethnologue après avoir réussi à s’agenouiller, faute d’avoir la force de se lever.

— Notre hospitalité ? Tu en as eu un avant-goût, dit le barbu, voyant Rocannon se tâter la bosse qui ornait son occiput. Ça ne te suffit pas ? » Autour de lui, les jambes et loques terreuses se mirent à danser une gigue, les yeux sombres à le percer du regard, les visages blancs à se fendre de rictus grimaçants.

Rocannon se leva et se redressa. Il se tint immobile et silencieux en attendant que s’affermît son équilibre et que la douleur qui lui martelait le crâne fût devenue plus supportable. Alors il leva la tête et fixa son regard sur les yeux noirs et brillants de l’homme dont il était prisonnier.

« Tu es Zgama », dit-il.

Le barbu fit un pas en arrière, d’un air effrayé. Rocannon, qui avait, sur plusieurs mondes, connu des situations difficiles, exploita ce succès de son mieux :

« Je suis Olhor, l’Errant. Je viens du nord, de la mer, des terres cachées derrière le soleil. J’apporte et remporte avec moi la paix. Je suis chez Zgama, maître de cette résidence, mais je ne fais qu’y passer. Je vais vers le midi. Que nul ne m’arrête !

— Ohh ! » crièrent les bouches béantes des visages blancs fixés sur lui. Rocannon soutenait sans faiblir le regard de Zgama.

« Je suis le maître ici, dit le grand médiant, avec une voix rude où perçait l’inquiétude. Je ne laisse passer personne ! »

Rocannon restait muet, sans ciller.

Zgama sentit qu’il serait le premier à ne plus pouvoir soutenir le regard de l’adversaire ; tous ses gens dévisageaient l’étranger avec de grands yeux ronds.

« Cesse de me fixer ! » hurla Zgama. Rocannon continua à le fixer. Il se rendit compte qu’il avait affaire à une nature intraitable, mais il était trop tard pour changer de tactique. « Cesse de me fixer ! » rugit Zgama une seconde fois, puis il sortit brusquement une épée de son manteau de fourrure, la fit tournoyer et l’abattit sur l’étranger pour lui trancher la tête.

La tête ne tomba pas. L’étranger chancela, mais l’épée de Zgama avait rebondit sur son cou comme sur un roc. Les indigènes laissèrent échapper un « Ohhh ! » terrifié. L’étranger reprit son aplomb et se tint immobile, les yeux fixés sur Zgama.

Zgama vacilla ; peu s’en fallut qu’il ne s’effaçât et laissât échapper ce prisonnier aux pouvoirs magiques. Mais l’obstination de sa race prévalut sur sa déconfiture et sa peur. « Attrapez-le, empoignez-lui les bras ! » rugit-il, et, comme ses hommes ne bougeaient pas, il saisit Rocannon aux épaules et le fit pivoter. Voyant cela, ses hommes vinrent à son aide et Rocannon ne leur résista pas. Sa combinaison le protégeait des éléments extérieurs, températures extrêmes, radioactivité, chocs, impacts modérés tels que ceux des coups d’épée et des balles ; mais elle ne pouvait le préserver de l’étreinte de dix ou de quinze hommes vigoureux.

« Non, Zgama, Maître de la baie Longue, ne laisse passer personne ! »

Et le grand médiant donna libre cours à sa furie lorsque les plus braves de ses hommes de main eurent ligoté Rocannon. « Tu viens nous espionner pour le compte des Têtes Jaunes d’Anginie. Je vous connais, vous autres Angyar ! Vous venez ici avec vos belles paroles, vos sortilèges, vos méchants tours, et les navires à tête de dragon vous suivent ici, vous qui venez du grand Nord. Mais ici il n’y a pas place pour vous ! Je suis le maître des Sans-maîtres. Qu’ils viennent donc, les Têtes Jaunes et leurs lèche-cul d’esclaves – qu’ils viennent tâter de notre bronze ! Alors, comme ça, tu arrives de la mer et tu viens ramper pour me demander une place auprès de mon feu ? Eh bien, je vais te réchauffer, sale espion. Je vais t’offrir de la viande rôtie. Attachez-le à ce poteau ! » Tout réconfortés par ses vitupérations de fier-à-bras, ses hommes se bousculèrent pour aider à ligoter l’étranger à l’un des poteaux de l’âtre servant de support à une énorme broche, et pour empiler du bois autour de ses jambes.

Il se fit ensuite un grand silence. Zgama avança d’un pas de matamore, menaçant, massif en son manteau de fourrure ; il prit dans l’âtre une branche enflammée, l’agita devant les yeux de Rocannon, puis en alluma le bûcher. Il en jaillit une brûlante flambée. En un instant les vêtements de Rocannon, manteau brun et tunique de Hallan, s’embrasèrent en un feu dont les flammes jaillirent jusqu’à sa tête, lui léchant le visage.

« Ohhh ! » s’exclamèrent de nouveau les spectateurs d’une voix étouffée, puis l’un d’entre eux cria : « Regardez ! » Lorsque faiblit la flambée, ils virent Rocannon se dresser immobile dans la fumée, les jambes léchées par les flammes, les yeux fixés sur Zgama. Sur sa poitrine nue, suspendu à une chaîne d’or, brillait un grand joyau semblable à un œil ouvert.

« Un pedan ! Un pedan ! » geignirent les femmes, se terrant dans des coins sombres.

Silence angoissé. Alors éclata la voix rugissante de Zgama : « Il brûlera ! Qu’il brûle ! Deho, encore du bois, l’espion est trop long à rôtir ! » Il traîna un petit garçon jusqu’au bûcher, dont les flammes dansaient et jaillissaient, et il le força à y jeter du bois.

« N’y a-t-il donc rien à manger ? Allez, ouste ! les femmes, servez-nous ! Vois notre hospitalité, Olhor, vois comment nous mangeons. » Il attrapa un quartier de viande sur un tranchoir qu’une femme lui présentait et, se plantant devant Rocannon, le déchira à belles dents en laissant le jus dégouliner sur sa barbe. Quelques autres brutes l’imitèrent en se tenant un peu plus loin du supplicié. La plupart n’osèrent approcher ce côté de la cheminée, mais Zgama réussit à les faire manger, boire et brailler ; quelques-uns des garçons, s’adressant des « chiche ! », s’enhardissaient à s’approcher du bûcher jusqu’à y jeter un bout de bois tandis que, muet et calme, l’étranger restait debout dans les flammes qui jouaient sur sa peau rougeoyante, luisant d’un éclat étrange.

Le feu et le bruit s’éteignirent enfin. Hommes et femmes dormaient pelotonnés à terre dans leurs fourrures en loques, en des coins saupoudrés de cendre chaude. Deux hommes faisaient le guet, l’épée sur les genoux, une gourde à la main.

Rocannon ferma les yeux. En croisant deux doigts, il libéra la fermeture hermétique de sa cagoule, et respira l’air extérieur. La longue nuit se traîna jusqu’à sa fin, suivie par une aube de la même lenteur. Dans la lumière grise d’un brouillard qui entrait en volutes par les œils-de-bœuf, Zgama s’approcha en glissant sur la pierre maculée de graisse et en enjambant des corps d’hommes qui ronflaient. Il scruta son prisonnier, dont le regard grave et soutenu bravait celui de son bourreau, au défi impuissant. « Brûle, brûle ! » gronda Zgama, et il repartit.

À l’extérieur de la demeure primitive Rocannon entendait le doux roucoulement des hérilor, ces grasses bêtes à plumes aux ailes rognées que les Angyar élèvent pour la consommation et qui, ici, devaient paître sur les falaises bordant la mer. Il ne resta dans la salle que des bébés et quelques femmes qui se maintenaient à distance respectueuse de l’étranger, même quand vint l’heure de préparer le rôti du soir.