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Rocannon était ligoté depuis trente heures et souffrait à la fois de douleurs et de soif. Et la soif, c’était là son talon d’Achille. Il pouvait se passer de nourriture pendant longtemps et supporter d’être enchaîné, du moins le supposait-il, au moins aussi longtemps, bien qu’il sentît déjà certains symptômes d’étourdissement ; mais sans eau il ne pourrait tenir qu’une journée encore, une de ces journées interminables.

Si désespérée que fût la situation, il ne pouvait ni menacer Zgama ni essayer de l’acheter sans par là même confirmer ce barbare dans son inflexibilité.

Cette nuit-là, tandis qu’à travers les flammes qui dansaient devant ses yeux il observait la lourde face pâle et barbue de Zgama, il ne cessait de voir en imagination un autre visage bien différent, à la peau brune et à la chevelure éclatante : Mogien, qu’il en était venu à aimer comme un ami et presque comme un fils. Interminablement la nuit s’écoulait, le feu brûlait, et Rocannon pensa aussi au petit Fian Kyo, infantile et mystérieux, uni à lui par un lien qu’il n’avait pas cherché à analyser ; il vit Yahan célébrant des héros légendaires, Iot et Raho grommelant ou plaisantant tout en étrillant les destriers aux grandes ailes, Haldre détachant de son cou la chaîne d’or. Mais il ne revit rien d’un passé plus ancien, lui qui avait pourtant vécu de nombreuses années sur bien d’autres mondes, où il avait tant appris et tant réalisé. Brûlé, tout cela, réduit en cendres ! Il s’imagina être à Hallan, dans la grande salle dont les tapisseries représentaient des hommes aux prises avec des géants, et recevoir de Yahan l’offre d’une jatte d’eau.

« Buvez, Seigneur, buvez ! »

Et il but.

5

Feni et Feli, les deux plus grosses lunes, projetaient de blancs reflets dansants sur l’eau de la seconde jatte que Yahan offrait à Rocannon. Le feu de cheminée ne contenait plus que quelques braises luisant faiblement. La salle était obscure, piquetée de taches et de rayons de lune, et l’on n’entendait que la respiration des nombreux dormeurs et le bruit qu’ils faisaient en changeant de position.

Tandis que Yahan détachait ses chaînes avec précaution, Rocannon s’appuyait de tout son poids contre le poteau, car ses jambes tout engourdies n’auraient pu le supporter.

« L’entrée du domaine est gardée toute la nuit, lui souffla Yahan à l’oreille, et là les gardes restent éveillés. Demain, quand ils sortiront les troupeaux…

— La nuit prochaine. Je ne peux pas courir. Seul un coup de bluff peut me sortir d’ici. Accroche la chaîne de façon que je puisse peser sur elle, Yahan. » Quelqu’un se réveilla tout près d’eux et s’assit en bâillant ; découvrant les dents en un sourire qui étincela un instant au clair de lune, Yahan se laissa choir et parut fondre dans la nuit.

À l’aube, Rocannon le vit sortir avec les autres hommes pour mener les hérilor en pâture ; il portait comme les autres une peau de bête crottée, et ses cheveux noirs étaient raides comme des crins de balai. Une fois de plus, Zgama s’approcha pour lancer à son prisonnier un regard foudroyant. Rocannon savait que cet homme aurait volontiers donné la moitié de son bétail et de son harem pour être débarrassé de son hôte et de ses maléfices surnaturels, mais il était pris au piège de sa cruauté, prisonnier de son prisonnier. Zgama avait dormi dans la cendre chaude et ses cheveux en étaient tout poudrés, si bien qu’il avait l’air d’avoir rôti au feu, lui plutôt que Rocannon dont la peau nue luisait d’un blanc éclatant. Il partit d’un pas rageur, et de nouveau la salle resta vide la plus grande partie de la journée, surveillée cependant par des gardes postés à son entrée. Rocannon activait son débit énergétique par une gymnastique isométrique exécutée subrepticement. Lorsqu’une femme qui passait par là le surprit en plein exercice, il continua à s’étirer en oscillant et en modulant d’une voix grave un gémissement à vous glacer le sang. La femme se jeta à quatre pattes et détala en poussant de petits cris affolés.

Le brouillard du crépuscule entrait par les fenêtres, des femmes moroses faisaient cuire un ragoût de viande et d’algues, des centaines de bêtes fêtaient par des roucoulements leur retour au bercail ; Zgama entra avec ses hommes, leurs barbes et leurs poils de fourrure luisant de gouttelettes de brouillard. Ils s’assirent à terre pour manger, dans une atmosphère bruyante, enfumée, empestée. Mais, pour la troisième nuit consécutive, la peur du surnaturel les empoignait, et on les sentait tendus, avec leurs visages sombres et leurs voix hargneuses.

« Faites un bon feu, il finira bien par rôtir ! » cria Zgama, s’élançant pour faire basculer une bûche enflammée dans le brasier. Aucun de ses hommes ne bougea.

« Je mangerai ton cœur, Olhor, lorsqu’il frira entre tes côtes ! Et je mettrai cette pierre bleue à mon anneau de nez ! » Zgama tremblait de rage, exaspéré par ce regard silencieux et inflexible qu’il avait dû subir pendant deux nuits. « Je vais te fermer les yeux ! » cria-t-il d’une voix aiguë, et, ramassant un gros morceau de bois, il en asséna un coup sur la tête de Rocannon, puis il fit un bond en arrière comme terrifié de son geste. Le bâton tomba dans les bûches enflammées, où il se ficha obliquement.

Lentement, Rocannon tendit sa main droite, la referma sur le bâton et le retira du feu. Son extrémité était enflammée. Il en éleva la pointe jusqu’à la hauteur des yeux de Zgama, puis avec la même lenteur, s’avança vers lui. Les chaînes tombèrent de son corps. Traversant le bûcher, ses pieds nus réduisaient ses flammes dansantes en étincelles et en braises.

« Hors d’ici ! dit-il en marchant droit sur Zgama, qui reculait pas à pas. Tu n’es pas le maître ici. L’homme sans foi ni loi est un esclave. Tu es mon esclave et je te conduis où je veux comme du bétail. Hors d’ici ! »

Zgama se cramponna aux deux côtés du chambranle de la porte, mais le bâton enflammé avançait vers ses yeux, et il se déroba, sortant à reculons dans la cour. Les gardes se tapirent et restèrent immobiles. Les torches de résine encadrant l’entrée du domaine étincelaient dans le brouillard ; on n’entendait que le murmure des bêtes dans leurs étables et le mugissement de la mer au pied des falaises. Pas à pas, Zgama reculait et il atteignit enfin l’entrée flanquée de torches. Dans son visage blanc et noir, son regard avait la fixité des masques face au bâton enflammé qui s’avançait vers lui. Muet de terreur, il s’agrippa aux montants de porte en rondins, bouchant l’entrée de son corps massif. Épuisé mais stimulé par sa soif de vengeance, Rocannon planta durement la pointe de son bâton enflammé sur la poitrine de Zgama, le fit tomber à la renverse et, foulant victorieusement son corps, pénétra le monde de ténèbres, de vent et de brouillard qui l’attendait à la sortie du domaine. Il fit environ cinquante pas dans la nuit, puis trébucha et ne put se relever.

Personne ne le poursuivit. Personne ne sortit de l’enceinte du domaine pour le rattraper. Il gisait à moitié inconscient sur l’herbe des dunes. Longtemps après, les torches de l’entrée s’éteignirent ou furent éteintes, et il n’y eut plus que la nuit. Le vent apportait au ras des herbes un brouhaha de voix nombreuses auquel la mer ajoutait son mugissement.

Le brouillard se dissipait et laissait la voie libre au clair de lune lorsque Yahan découvrit Rocannon au bord de la falaise. Avec l’aide de son serviteur, il put se lever, marcher. À tâtons, trébuchant, allant à quatre pattes lorsqu’ils n’y voyaient goutte et se trouvaient en terrain difficile, ils s’éloignaient de la côte en visant vers l’est et le sud. Ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour reprendre leur souffle et s’orienter, et Rocannon s’endormait alors presque instantanément. Yahan le réveillait pour le faire avancer, sans répit.