Un peu avant l’aube ils débouchèrent sur une vallée dominée par une forêt escarpée. C’était une sylve ténébreuse dans la nuit embrumée. Yahan et Rocannon s’y engagèrent en continuant à suivre le lit du torrent, mais ils durent bientôt s’arrêter. « Je ne peux aller plus loin », dit Rocannon dans sa langue natale. Yahan trouva sur le bord du torrent une bande de sable où ils pouvaient se reposer sans être vus, d’en haut tout au moins ; Rocannon s’y tapit comme un animal dans sa tanière, et il s’endormit.
Lorsqu’il s’éveilla quinze heures plus tard, au crépuscule, Yahan lui présenta tout un choix de pousses vertes et de racines. « L’année chaude n’est pas assez avancée pour qu’on puisse trouver des fruits, dit-il d’un air piteux, et les rustauds de la Rustauderie m’ont pris mon arc. J’ai tendu des pièges, mais je n’en attends rien avant la nuit. »
Rocannon dévora avidement les crudités, et, lorsqu’il se fut désaltéré au torrent et étendu un moment, il eut l’esprit assez clair pour demander à Yahan :
« Yahan, par quel hasard t’es-tu trouvé là – à la Rustauderie ? »
Le jeune médiant baissa les yeux et fit place nette en enfouissant dans le sable quelques bouts de racine qu’ils n’avaient pu broyer. « Eh bien, Seigneur, vous savez que j’ai… bravé le seigneur Mogien. Alors, que faire ? J’ai songé à m’associer aux Sans-maîtres.
— Tu en avais entendu parler ?
— On raconte au pays qu’il existe des endroits où nous, les Olgyior, sommes à la fois seigneurs et serviteurs. On dit même qu’au temps jadis nous étions seuls à habiter l’Anginie, nous autres médiants, que nous chassions dans les forêts et n’avions pas de maîtres – jusqu’au jour où les Angyar sont arrivés du sud dans leurs bateaux à têtes de dragon… Bref, j’ai trouvé le fort de Zgama et l’on m’a pris pour un fugitif échappé d’un autre endroit sur la côte. Les brutes se sont saisies de mon arc et m’ont attelé au travail sans me poser de questions. C’est ainsi que je vous ai trouvé. Mais de toute façon je me serais enfui. Je ne voudrais jamais vivre avec de tels rustauds, même si j’étais leur maître.
— Sais-tu où sont nos compagnons ?
— Non. Voulez-vous aller à leur recherche, Seigneur ?
— Appelle-moi par mon nom, Yahan. Oui, si nous avons une chance de les trouver, je veux le tenter. Nous ne pouvons pas traverser tout un continent seuls, à pied, nus et sans armes. »
Yahan ne répondit rien. Il regardait couler l’eau limpide du torrent, sombre sous le manteau des lourdes branches de conifères.
« Tu n’es pas d’accord ?
— Si le seigneur Mogien me retrouve, il me tuera. C’est son droit. »
Et c’était en effet son droit d’après le code des Angyar, un code sur lequel Mogien serait le dernier à transiger.
« Si tu trouves un nouveau maître, ton ancien maître n’a pas le droit de te toucher, n’est-il pas vrai ? »
Le jeune homme fit oui de la tête. « Mais un serviteur rebelle ne trouve pas de nouveau maître, dit-il.
— Qui sait ? Prends l’engagement de me servir, et je répondrai de toi vis-à-vis de Mogien – si nous le retrouvons. Quelle est la formule à employer ?
— Nous disons, murmura Yahan, À mon Seigneur je fais don des heures de ma vie et de ma vie elle-même.
— Je les accepte, et avec elles la vie que tu m’as rendue. »
Le petit torrent dévalait bruyamment de la crête qui les dominait et le ciel s’obscurcissait avec une majestueuse lenteur. Vers la fin du crépuscule Rocannon se dépouilla de sa combinaison et, s’allongeant dans le torrent, laissa son eau froide lui couler sur tout le corps pour en laver la sueur, en dissiper la lassitude et chasser le souvenir obsédant du feu qui lui léchait les yeux. Sa combinaison n’était plus qu’une poignée de matière transparente, semi-invisible, tissée de fils et de tubes minces comme des cheveux, avec des cubes translucides pas plus gros que l’ongle. Yahan observait Rocannon d’un air gêné tandis qu’il remettait sa combinaison – c’était son seul vêtement ; quant à Yahan, on l’avait forcé à échanger ses habits angyar contre des peaux crasseuses de hérilor.
« Seigneur Olhor, dit-il enfin, est-ce cette… cette peau qui vous a préservé des flammes ? Ou est-ce… le bijou ? »
Le collier était au cou de Rocannon, caché maintenant dans le sachet à amulettes de Yahan.
« La peau, répondit Rocannon avec douceur. Rien de magique. Ce n’est qu’une sorte d’armure très résistante.
— Et le bâton blanc ? » L’ethnologue regarda le gourdin, dont une extrémité était carbonisée : la mer l’avait déposé pour lui sur la grève, les hommes de Zgama l’avaient amené au fort avec le prisonnier, et Yahan l’avait ramassé sur la falaise la nuit précédente.
« Eh bien, dit Rocannon, cela fera une bonne canne si nous avons à marcher. » Il s’allongea de nouveau, et, faute d’autre chose à manger avant de se rendormir, il but une fois de plus de l’eau du torrent sombre, froid, bruyant.
Le lendemain, tard dans la matinée, Rocannon se réveilla tout à fait rétabli, avec une faim dévorante. Yahan, parti dès l’aube pour faire la tournée de ses pièges et aussi parce qu’il avait trop froid pour rester couché dans leur trou humide, revint avec une poignée d’herbes et une mauvaise nouvelle. Ayant gravi jusqu’à la crête boisée dont ils étaient au pied du versant regardant vers la mer, il avait découvert, de l’autre côté, au sud, un autre vaste bras de mer.
« Nous ont-ils débarqués sur une île, ces bâtards de Tolen, ces mangeurs de poisson ? » grogna-t-il ; son optimisme habituel était sapé par le froid, la faim, l’incertitude.
Rocannon essaya de se rappeler le tracé de la côte, tel qu’il figurait sur ses cartes perdues en mer. Une rivière coulant de l’ouest débouchait au nord d’une langue de terre allongée qui faisait partie d’une chaîne côtière dirigée d’ouest en est ; entre cette langue de terre et le continent se trouvait un fjord assez long et large pour apparaître clairement sur les cartes et dans son souvenir. Sa longueur : cent, deux cents kilomètres ? « Quelle largeur ? » demanda Rocannon, et Yahan répondit d’un air maussade : « Très large. Je ne sais pas nager, Seigneur.
— Eh bien, nous marcherons. Cette crête se rattache au continent, vers l’ouest. Et c’est par là que Mogien nous cherche probablement. » C’était à Rocannon de commander – Yahan avait eu jusque-là plus que sa part normale de responsabilités – pourtant le cœur lui manquait à la pensée de ce long détour en pays inconnu et hostile. Yahan n’avait rencontré personne, mais il avait vu des sentiers, et il fallait qu’il y eût des hommes dans ces bois pour rendre le gibier si rare et si craintif.
Pour donner à Mogien la moindre chance de les retrouver – pour autant que Mogien fût encore vivant, encore libre et encore en possession des destriers – il leur faudrait viser vers le sud et si possible arriver en terrain dégagé. Le seigneur de Hallan s’attendait certainement à ce que Rocannon se dirigeât vers le midi puisque c’était là le but de son voyage. « Allons », dit Rocannon, et ils partirent.
Peu après midi, ils atteignirent la crête, d’où ils avaient vue sur un large bras de mer s’étendant d’est en ouest à perte de vue, d’un gris plombé sous le ciel bas. De sa rive sud ne pouvait être discernée qu’une ligne indistincte de collines basses et sombres. Un vent de mer âpre et glacial leur soufflait dans le dos tandis qu’ils descendaient vers le fjord, puis en suivaient la rive vers l’ouest. Yahan regarda les nuages, rentra la tête dans les épaules et dit sur un ton lugubre : « Il va neiger. »