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Aussitôt la neige se mit à tomber, une neige humide de printemps, cinglant au vent, fondant aussi rapidement sur le sol humide que sur les eaux sombres de la mer. Rocannon était protégé du froid par sa combinaison, mais la fatigue et la faim lui causaient une grande lassitude ; non moins las, Yahan souffrait du froid. Ils marchaient péniblement, c’était tout ce qu’il leur restait à faire. Ils traversèrent une crique à gué, peinèrent dans la neige qui faisait rage, pour remonter sur une rive hérissée d’herbe rêche, et là-haut se trouvèrent face à face avec un homme.

« Houf ! » dit-il, écarquillant les yeux de surprise, une surprise qui tourna à l’ébahissement à la vue de ce spectacle : deux hommes marchant dans la tempête de neige, l’un couvert de peaux de hérilor en loques, l’autre complètement nu – le plus étrange étant que seul le premier avait les lèvres bleues et frissonnait de froid. « Ho ! Houf ! » dit-il de nouveau. C’était un grand barbu au corps anguleux et courbé, aux sombres yeux hagards. « Ho ! toi, là, dit-il en olgyior, tu vas crever de froid.

— Nous avons pris un bain… notre bateau a coulé, improvisa Yahan promptement. As-tu une maison avec du feu, chasseur de pelliounour ?

— Vous traversiez le fjord en venant du sud ?

L’homme avait l’air inquiet, et Yahan répondit avec un geste vague :

— Nous venons de l’est pour acheter des peaux de pellioun, mais nous n’avons plus rien à troquer contre les peaux, tout a coulé.

— Hanh ! hanh ! dit l’homme des bois, paraissant toujours mal à l’aise, mais il avait un côté cordial qui sembla vaincre ses craintes. Venez, j’ai du feu et à manger », dit-il, et il partit d’un pas sautillant dans la neige qui tombait en rafales. Rocannon et Yahan le suivirent. Ils atteignirent bientôt sa hutte, perchée à flanc de coteau. Intérieurement et extérieurement elle était identique à toutes celles où les médiants d’Anginie s’abritent l’hiver dans les forêts et sur les collines ; Yahan s’accroupit devant le feu avec un franc soupir de soulagement : il se sentait chez lui. Son hôte en fut rassuré plus qu’il ne l’eût été par des discours habiles. « Mets du bois dans le feu, mon gars », dit-il, et il donna à Rocannon un manteau de sa confection.

Ôtant son propre manteau, il mit à chauffer un ragoût dans les cendres, et s’assit par terre, en hôte sociable, avec ses visiteurs, roulant les yeux pour regarder chacun d’eux tour à tour.

« Il neige toujours à cette époque de l’année, et ce n’est qu’un début. Il y a bien assez de place pour vous ; nous sommes trois, l’hiver. Les autres rentreront cette nuit, demain, en tout cas bientôt ; les voilà dehors avec cette neige, ils chassent sur la crête. Nous sommes des chasseurs de pellioun, comme tu as pu le voir à mes sifflets, pas vrai, mon gars ? » Il tapota la rangée de lourds pipeaux pendillant à sa ceinture, et sourit d’une oreille à l’autre. Il avait un air hagard, farouche, un peu braque, mais son hospitalité était authentique. Après s’être rassasiés de ragoût, les voyageurs, quand vint la nuit, furent invités à se reposer. Rocannon ne se le fit pas dire deux fois. S’enroulant dans les fourrures nauséabondes de l’alcôve, il dormit comme un bébé.

Le lendemain matin la neige tombait toujours ; le sol était uniformément tapissé de blanc. Les compagnons de l’homme des bois n’étaient pas rentrés. « Ils ont dû passer la nuit dans le village de Timash, de l’autre côté de l’Épine. Ils reviendront quand le ciel s’éclaircira.

L’Épine… c’est ce bras de mer ?

— Mais non, il n’y a pas de village de l’autre côté du fjord ! L’Épine, c’est la crête qui nous domine. D’où viens-tu, d’ailleurs ? Tu parles à peu près comme nous, mais pas ton oncle. »

Yahan jeta un coup d’œil à Rocannon comme pour s’excuser de lui avoir donné un neveu pendant son sommeil.

« Oh ! il vient de la brousse ; ils ont un parler différent là-bas. Nous aussi, nous appelons ce bras de mer le fjord. Je donnerais cher pour connaître quelqu’un qui aurait un bateau pour le traverser.

— Tu veux aller dans le Midi ?

— Tu comprends, maintenant que notre marchandise a coulé, nous ne sommes plus ici que des mendiants. Autant rentrer chez nous.

— Il y a un bateau sur la côte, à un bon bout de chemin. Nous en reparlerons quand le temps se mettra au beau. Mais je te le dis, mon gars, quand je t’entends parler froidement d’aller dans le Midi, ça me glace le sang. Il n’y a pas âme qui vive entre le fjord et les montagnes, du moins à ma connaissance, à part, peut-être, les Hommes dont on ne parle pas. Et tout ça, ce sont de vieux contes : les montagnes elles-mêmes, qui sait si elles existent ? Moi qui te cause, j’ai traversé le fjord pour aller chasser sur l’autre rive, dans les collines ; peu d’hommes peuvent se vanter d’en avoir fait autant. Il y a là-bas beaucoup de pelliounour près de la mer. Mais pas de villages. Pas d’hommes. Pas un seul. Et je ne voudrais pas y passer la nuit !

— Une fois sur la rive sud, nous la suivrons vers l’est », dit Yahan avec une feinte indifférence, que démentait son air embarrassé ; chaque question nouvelle le forçait à broder sur ses inventions. Mais son instinct l’avait fait mentir intelligemment.

« En tout cas vous n’êtes pas venus du nord », dit son hôte, Piaï. Tout en discourant, il aiguisait sur une meule son long couteau de chasse. « Non, il n’y a pas âme qui vive de l’autre côté du fjord, et au nord de la mer il n’y a que des galeux qui servent d’esclaves aux Têtes Jaunes. On n’en parle pas chez vous ? Oui, dans les pays du Nord, de l’autre côté de la mer, il y a une race d’hommes à têtes jaunes. Ça, c’est vrai. On dit qu’ils habitent des maisons hautes comme des arbres, qu’ils portent des épées d’argent, et, tenez-vous bien, qu’ils volent dans les airs entre les ailes des hippogriffes ! À d’autres ! La fourrure d’hippogriffe se vend bien là-bas sur la côte, mais ces animaux sont dangereux à chasser, alors ne parlons pas de les domestiquer pour voler sur leur dos. Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit dans les contes. Moi je gagne bien ma vie en vendant des peaux de pelliounour. J’attire ces animaux d’une journée de vol à la ronde. Écoutez ! »

Il porta ses pipeaux à ses lèvres moustachues et souffla, très faiblement d’abord ; c’était une plainte à peine audible, heurtée, qui bientôt prit de l’ampleur et se diversifia, palpitant, se brisant entre les notes, s’élevant en une quasi-mélodie qui était un cri de bête sauvage. Rocannon eut un frisson dans le dos ; il avait entendu cela dans les forêts de Hallan. Yahan sentit se réveiller sa vocation de chasseur, son visage s’épanouit et, tout surexcité, il poussa des cris de chasse comme s’il avait vu le gibier : « Chante ! Chante ! En voilà une là-haut ! » Il passa le reste de l’après-midi à échanger avec Piaï des histoires de chasse. Dehors, il neigeait toujours sans relâche, mais le vent était tombé.

Le lendemain, le ciel était pur. Comme par un matin d’année froide l’éclat rougeâtre du soleil était aveuglant sur les collines enneigées. Les deux compagnons de Piaï rentrèrent avant midi, rapportant quelques duveteuses peaux grises de pellioun. C’était des hommes aux sourcils noirs, trapus comme le sont tous les Olgyior du Sud, et ils étaient d’aspect encore plus barbare que Piaï, se méfiant des étrangers comme ferait un animal, les évitant, ne les regardant qu’à la dérobée.

« Ils traitent d’esclaves les hommes de ma race, dit Yahan à Rocannon tandis que les autres étaient sortis pour un moment, mais à mon avis mieux vaut être un homme au service des hommes qu’un animal chassant d’autres animaux comme le sont ces hommes. » Rocannon le fit taire d’un geste car un des chasseurs rentrait, les regardant du coin de l’œil.