— Plus près du rivage, dit Rocannon, impassible.
— Je peux m’en tirer, Seigneur ! chuchota Yahan d’une voix chevrotante. Il y a des roseaux qui émergent tout près d’ici… »
Le bateau repartit, pour s’arrêter après quelques coups de rame.
« Saute en même temps que moi », dit Rocannon à Yahan. Puis il se leva lentement et se tint debout sur le banc de nage. Il ouvrit sur son cou la fermeture hermétique de la combinaison qu’il portait depuis si longtemps, rompit le cordon de cuir auquel était attaché le sachet contenant chaîne et saphir, jeta le tout au fond du bateau, referma sa combinaison et plongea au même moment.
Quelques minutes plus tard, il était sur les rochers de la côte ; la barque n’était plus qu’une tache noirâtre décroissante dans la pénombre grise du fjord.
« Puissent-ils tomber en pourriture, avoir les tripes rongées par les vers et les os réduits en bouillie ! » cria Yahan, et il se mit à sangloter. Il avait failli mourir de peur, mais s’il perdait ainsi tout sang-froid, c’était pour une autre raison. Qu’un « Seigneur » ait ainsi sacrifié un bijou qui valait un royaume pour sauver la vie à un médiant, à lui-même, c’était là détruire tout l’ordre des choses, et il ne pouvait supporter l’idée d’en être responsable. « Vous avez eu tort, Seigneur ! criait-il. Vous avez eu tort !
— Tort de payer ta vie d’un caillou ? Allons, Yahan, ressaisis-toi. Tu vas geler si nous ne faisons pas un bon feu. As-tu ton allume-feu ? Il y a par là du petit bois en quantité. Remue-toi ! »
Ils réussirent à faire flamber un feu sur le rivage, et ils l’alimentèrent jusqu’à ce qu’il triomphât de la nuit et du froid. Rocannon avait donné à Yahan la cape de fourrure du chasseur ; le jeune homme se pelotonna dedans et finit par s’endormir. Rocannon veilla pour entretenir le feu ; il était mal à l’aise et n’aurait pu trouver le sommeil. Il avait le cœur lourd à la pensée du collier sacrifié, non en raison de sa valeur mais parce qu’il l’avait autrefois donné à Semlé, cette femme d’une beauté dont le souvenir l’avait attiré en ce monde après tant d’années ; et parce que Haldre le lui avait donné avec l’espoir – il le savait – d’éloigner à ce prix l’ombre de la mort prématurée qu’elle pressentait pour son fils. Peut-être ne fallait-il pas regretter la perte de ce bijou, le poids et le péril de sa beauté. En supposant le pire, Mogien n’en saurait jamais rien, soit parce qu’il ne retrouverait jamais Rocannon, soit parce qu’il était déjà mort… Mais cette pensée fut vite chassée : non, Mogien le cherchait, il fallait partir de cette hypothèse. Et Mogien devait supposer qu’il était allé vers le midi. N’était-ce pas leur but : Aller au Midi pour y surprendre l’ennemi ou pour ne pas le trouver si ses conjectures se révélaient erronées ? Il irait donc vers le midi, avec ou sans Mogien.
Ils partirent à l’aube, escaladèrent les collines côtières dans le crépuscule du matin et en atteignirent le sommet au soleil levant. De là ils virent un plateau nu s’étendant à l’infini jusqu’à l’horizon, zébré d’ombres allongées de buissons. Piaï, apparemment, avait eu raison de dire qu’il n’y avait pas âme qui vive au sud du fjord. En tout cas, les deux voyageurs seraient, pour Mogien, visibles à des kilomètres. Ils prirent le chemin du midi.
Il faisait froid, mais le ciel était clair dans l’ensemble. Yahan portait tout ce qu’il leur restait de vêtements, et Rocannon sa combinaison. Ils traversèrent de petits cours d’eau qui obliquaient vers le fjord, assez fréquemment pour ne pas souffrir de la soif. Pendant deux jours ils se nourrirent des racines d’une plante appelée peya et de quelques spécimens d’un animal rappelant le lapin, volant par bonds avec ses moignons d’ailes ; Yahan abattait cette « voletaille » en plein vol d’un coup de bâton et la rôtissait sur un feu de bois. Ils ne virent point d’autres créatures animales. Jusqu’à l’horizon s’étendait le plateau herbeux, plat, sans arbres, sans routes, sans vie.
Oppressés par l’immensité, les deux hommes étaient assis près de leur pitoyable feu dans le vaste crépuscule, sans mot dire. De loin en loin, et c’était comme le battement d’un pouls dans la nuit, ils entendaient un doux roucoulement tomber du ciel. Il venait des barilor, ces grands oiseaux qui sont les cousins sauvages des hérilor domestiqués et qui accomplissaient alors leur migration printanière vers le nord. Sur une largeur de main les étoiles étaient masquées par leurs volées, mais on n’entendait jamais que le cri d’une seule voix, un cri bref, comme une palpitation des vents.
« De quelle étoile venez-vous, Olhor ? demanda Yahan avec douceur, en levant les yeux sur son compagnon.
— Je suis né en un monde appelé Hain dans la langue de ma mère, Davenant dans celle de mon père. Ici, vous l’appelez la Couronne d’Hiver. Mais il y a beau temps que j’ai quitté ce monde.
— Alors, vous ne formez pas un seul peuple, vous autres, hommes des étoiles ?
— Des centaines et des centaines de peuples. Par le sang j’appartiens entièrement à la race de ma mère ; mon père, un Terrien, m’a adopté. Il en va ainsi lorsqu’il y a mariage entre deux êtres de race différente qui ne peuvent concevoir d’enfants. C’est comme si un homme de ton espèce épousait une Fian.
— Cela ne se fait pas, dit Yahan d’un air guindé.
— Je sais. Mais les Terriens et les Davenantaux se ressemblent autant que toi et moi. Peu de mondes ont des races aussi dissemblables que celui-ci. Dans la plupart des autres, il n’y en a qu’une, à peu près comme la tienne ou la mienne, et les autres créatures sont des bêtes qui n’ont pas l’usage de la parole.
— Tous ces mondes que vous avez vus ! dit le jeune homme d’un air songeur en faisant un effort d’imagination.
— Trop de mondes, dit l’ethnologue. J’ai quarante ans, si l’on compte comme vous ; mais je suis né il y a cent quarante ans. Là-dessus j’ai perdu cent années, cent années que je n’ai pas vécues, que j’ai passées à aller d’un monde à l’autre. Si je retournais sur Terre ou sur Davenant, les hommes et femmes que j’y ai connus seraient morts depuis cent ans. Il ne me reste qu’à aller de l’avant – ou à m’arrêter… quelque part. Mais qu’est-ce que c’est ? » Le sentiment d’une présence invisible sembla faire taire jusqu’au sifflement du vent dans les herbes. Quelque chose remua en bordure de leur cercle de lumière… une grande ombre, quelque chose de noir. Rocannon s’agenouilla, le corps tendu ; Yahan s’éloigna du feu d’un seul bond.
Plus rien. Le vent sifflait dans les herbes à la lueur grisâtre des étoiles qui brillaient sur tout le pourtour de la ligne d’horizon sans être masquées par une ombre en aucun point.
Les deux hommes se rejoignirent auprès du feu. « Qu’était-ce ? » demanda Rocannon.
Yahan hocha la tête. « Piaï a parlé de… d’une créature… »
Ils dormirent par à-coups, essayant de se relayer pour faire le guet. Quand lentement vint l’aube, ils étaient très fatigués. Ils cherchèrent une piste ou des traces là où ils avaient cru voir l’ombre, mais l’herbe nouvelle paraissait vierge. Ils éteignirent leur feu à coups de pied et se remirent en route, se dirigeant vers le sud d’après le soleil.
Ils avaient pensé devoir traverser un cours d’eau sans tarder, mais il n’en fut rien. De deux choses l’une, ou bien les rivières coulaient maintenant suivant un axe nord-sud, ou bien il n’y en avait plus, tout simplement. La plaine ou la pampa qu’ils traversaient semblait ne pas changer, et pourtant elle était devenue, insensiblement, toujours plus sèche, toujours plus grise. Les buissons de peya avaient disparu ce matin-là, et l’on ne voyait plus que l’herbe rude d’un vert grisâtre, à l’infini jusqu’à l’horizon.