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À midi, Rocannon s’arrêta.

« À quoi bon continuer ? » dit-il.

Yahan se frotta le cou, regarda autour de lui, puis tourna vers Rocannon son jeune visage émacié, harassé.

« Si vous voulez continuer, Seigneur, je vous suis.

— Nous n’y arriverons jamais sans eau et sans nourriture. Volons un bateau sur la côte et retournons à Hallan. Nous perdons notre temps ici. Viens ! »

Faisant demi-tour, Rocannon visa vers le nord. Yahan marchait à ses côtés. La haute voûte du ciel de printemps était d’un bleu ardent, le vent sifflait dans l’herbe sans fin. Rocannon marchait d’un pas ferme, les épaules un peu courbées, chacun de ses pas le conduisant vers un exil et une défaite sans rémission. Il ne se retourna pas lorsque Yahan s’arrêta.

« Des coursiers ! »

Alors il leva les yeux et vit trois grands hippogriffes qui descendaient vers eux en décrivant des cercles, toutes griffes dehors, les ailes repliées sur un fond de ciel bleu brûlant.

DEUXIÈME PARTIE

L’errant

6

Mogien sauta à bas de son destrier avant même d’avoir touché terre, s’élança vers Rocannon et le serra dans ses bras comme un frère. Sa voix claironnait sa joie et son soulagement.

« Par la lance de Hendin, Seigneur des Étoiles, pourquoi chemines-tu entièrement nu dans ce désert ? Comment es-tu parvenu si loin au sud en marchant vers le nord ? Est-ce que… ? »

Mogien rencontra le regard de Yahan et s’arrêta court.

« Yahan s’est mis à mon service », dit Rocannon.

Mogien ne répondit pas. Il se livrait un conflit en son âme. Enfin son visage s’éclaira d’un large sourire, puis il éclata de rire.

« Est-ce pour me dérober mes serviteurs, Rokanan, que tu t’es initié à nos coutumes ? Mais qui t’a volé tes vêtements ?

— Olhor a plus d’une peau, dit Kyo, foulant l’herbe de son pas léger. Salut, Maître du feu ! La nuit dernière je vous ai entendu dans mon esprit.

— C’est Kyo qui nous a conduits à toi, confirma Mogien. Depuis que nous avons débarqué sur le rivage de Fiern, il y a de cela dix jours, il n’a pas ouvert la bouche jusqu’à la nuit dernière ; et alors, sur la rive du fjord, au lever de Lioka, il a écouté le clair de lune et il a dit : « Là ! » À l’aube nous avons filé à tire-d’aile à l’endroit qu’il avait désigné. Vous y étiez.

— Où est Iot ? demanda Rocannon, voyant Raho seul à tenir les destriers par la bride.

— Mort, répondit Mogien avec un visage impassible. Les Olgyior nous ont attaqués sur la plage en plein brouillard. Ils n’avaient que des pierres pour toute arme mais ils étaient nombreux. Iot fut tué et tu disparus. Nous nous sommes cachés dans une grotte creusée dans la falaise jusqu’à ce que les destriers veuillent bien se remettre à voler. Parti en éclaireur, Raho a ouï-dire qu’un étranger qui portait un bijou bleu était resté debout dans les flammes sans brûler. Alors, quand les destriers ont accepté de voler, nous sommes allés au fort de Zgama ; tu n’y étais plus. Nous avons mis le feu à sa sale bicoque et avons dispersé ses troupeaux dans les forêts, puis nous nous sommes mis à ta recherche le long des rives du fjord.

— Le bijou, Mogien, interrompit Rocannon, l’Œil de la mer… c’est le prix qu’il nous a fallu payer pour avoir la vie sauve, je l’ai donné.

— Le bijou ? dit Mogien en ouvrant de grands yeux. Le bijou de Semlé… tu l’as donné ? Pas pour sauver ta vie puisque personne ne peut rien contre toi. Mais pour acheter une vile existence, celle de ce demi-homme désobéissant ? Tu fais bon marché de mon héritage ! Tiens, attrape ; ce bijou n’est pas si facile à perdre ! » Éclatant de rire, il fit tournoyer quelque chose en l’air, le rattrapa et le jeta, tout étincelant, à Rocannon ; celui-ci regarda bouche bée la pierre bleue, qui lui brûlait la main, et la chaîne d’or.

« Hier nous avons rencontré deux Olgyior qui étaient sur l’autre rive du fjord avec un mort, et nous leur avons demandé s’ils n’avaient pas vu passer un voyageur nu accompagné de son vaurien de serviteur. L’un d’eux s’est mis à plat ventre devant moi et m’a raconté toute l’histoire, alors j’ai pris le bijou à son compagnon. Et comme il résistait, je lui ai ôté la vie par la même occasion. Dès lors, nous savions que vous aviez traversé le fjord ; et Kyo nous a conduits droit jusqu’à vous. Mais pourquoi allais-tu vers le nord, Rokanan ?

— Pour… pour trouver de l’eau.

— Il y a une rivière à l’ouest, dit Raho. Je l’ai aperçue juste avant de vous voir.

— Allons à cette rivière. Yahan et moi n’avons rien eu à boire depuis la nuit dernière. »

Ils sautèrent sur les destriers, Yahan avec Raho, Kyo retrouvant sa place derrière Rocannon. L’herbe couchée par les vents s’éloigna rapidement en dessous d’eux, et ils glissèrent sur les airs en direction du sud-ouest, entre le soleil et la vaste plaine.

Ils campèrent au bord de la rivière dont l’eau lente et limpide serpentait parmi les herbes sans fleurs. Rocannon put enfin retirer sa combinaison pour revêtir la chemise de Mogien et son manteau de rechange. Ils mangèrent du pain dur apporté de Tolen, des racines de peya et quatre des voletailles ou lapins volants abattus par Raho et Yahan. Ce dernier était tout heureux d’avoir de nouveau un arc entre les mains. Les animaux de cette plaine ne craignaient pas l’homme, c’est donc tout juste s’ils ne volaient pas droit sur les flèches ; et ils se laissaient happer en plein vol par les destriers. Même les kilar, ces petites bêtes vertes, violettes et jaunes, qui sont de minuscules marsupiaux malgré les ailes bruissantes et transparentes qui les apparentent à des insectes, se montraient ici confiants et curieux : ils vous tournaient autour de la tête en vol plané, vous dévisageaient de leurs yeux ronds dorés, se posaient un moment sur une main ou un genou, puis repartaient d’un vol léger. Cette immense steppe ne paraissait être habitée par aucun être intelligent. Mogien déclara n’avoir vu précédemment, en survolant cette plaine, aucune trace d’humanité.

« Nous avons cru voir une créature la nuit dernière près de notre feu, dit Rocannon avec hésitation. Qu’avaient-ils vu ? Kyo, assis auprès du feu où cuisait leur repas, se tourna vers Rocannon ; Mogien ne dit mot et déboucla le baudrier supportant ses deux épées.

Ils levèrent le camp aux premières lueurs du jour et fendirent l’air entre la plaine et le soleil. Il était aussi plaisant de survoler cette steppe qu’il avait été pénible de la traverser à pied. Ainsi s’écoula la journée suivante, et, juste avant la tombée de la nuit, comme les voyageurs cherchaient des yeux un des petits cours d’eau qui ne rompaient que rarement l’immensité de la plaine, Yahan se retourna sur sa selle et cria à Rocannon : « Olhor ! Regardez devant nous ! » Très loin, en plein midi, l’horizon semblait se hérisser ou se plisser d’une faible saillie grise.

« Les montagnes ! » dit Rocannon, et il entendit alors Kyo aspirer bruyamment comme sous le coup de la peur.

Le lendemain la steppe plate se mit à onduler comme une mer soulevée par une douce et vaste houle. De temps à autre des nuages amoncelés flottaient au-dessus des voyageurs vers le nord, et au loin ils voyaient le sol se relever, s’assombrir, se crevasser. Le soir, les montagnes faisaient une tache claire ; quand la plaine se fut obscurcie, les pics lointains du Midi, minuscules encore, continuèrent à briller longtemps d’un éclat doré. Lorsque ces pics s’estompèrent, la lune Lioka en jaillit, s’élevant et voguant rapidement dans les cieux comme une grande étoile jaune. Feni et Feli rayonnaient déjà, se déplaçant d’est en ouest avec plus de majesté. Levée la dernière, Héliki poursuivit les trois autres satellites, son éclat s’avivant et se ternissant tour à tour en un cycle d’une demi-heure. Couché sur le dos, Rocannon observait à travers les hautes tiges d’herbe sombre les figures complexes du lent et radieux ballet lunaire.